Les ados ukrainiens réfugiés enfouissent leurs traumatismes 

En Pologne, des class­es par­ti­c­ulières ont été créées dès le début de la guerre en Ukraine, pour accueil­lir les jeunes réfugiés ukrainiens. Dans le lycée ZSEK de Lublin, l’équipe péd­a­gogique tente de panser leurs blessures psy­chologiques afin de les aider à se con­stru­ire un nou­v­el avenir.

Le lycée ZSEK de Lublin a été fondé au XIXème siè­cle. ©Polska/Lucie Guideau

« Qui veut effac­er le tableau ? » lance Jarosław Szko­da, le pro­fesseur de math­é­ma­tiques. Sa voix ferme résonne sous les cinq mètres de hau­teur sous pla­fond. Maxsym, un jeune réfugié ukrainien de 16 ans, bon­dit de sa chaise en riant et efface en quelques sec­on­des les vingt min­utes de labeur de son cama­rade. 

Au début de la guerre, cette classe était la seule de Lublin à accueil­lir des ukrainiens. Aujour­d’hui, ils sont répar­tis dans tous les lycées. ©Polska/Lucie Guideau

Cette classe polon­aise, qui accueille des lycéens de 16 et 17 ans, n’est pas tout à fait comme les autres : elle est con­sti­tuée de jeunes réfugiés ukrainiens. Créée par le gou­verne­ment polon­ais dès le début de la guerre en Ukraine, en mars 2022, elle pré­pare au tronc com­mun du bac­calau­réat. Au lycée général et pro­fes­sion­nel de la métro­pole polon­aise de Lublin, les jeunes réfugiés y appren­nent le polon­ais pen­dant huit heures par semaine. Il y a aus­si des cours de math­é­ma­tiques, de physique, d’informatique et d’histoire. Pour la direc­trice adjointe de l’établissement, Doro­ta Sokołek, l’objectif prin­ci­pal de cette classe d’intégration est « de leur appren­dre à se débrouiller dans la ville et dans la vie ».

Au moins 10 absents par jour

Comme tous les matins, Olek­sii est arrivé avec 1h30 de retard parce qu’il doit emmen­er son petit frère à l’é­cole mater­nelle et promen­er le chien. La classe compte vingt-trois élèves, mais ce mer­cre­di 15 févri­er, seules neuf chais­es sont occupées. Les élèves font des petits jobs secrets et pré­par­ent, en par­al­lèle, le bac­calau­réat ukrainien à dis­tance. S’ils l’obtiennent, ils pour­ront entr­er directe­ment à l’université polon­aise dans deux ans, là où la pré­pa­ra­tion du bac polon­ais leur prendrait trois ou qua­tre ans. Mais cela rend leur sco­lar­ité chao­tique : ils s’absentent pour révis­er, rat­trapent le con­tenu des cours loupés en fin de journée ou suiv­ent simul­tané­ment les cours en polon­ais et en ukrainien, un écou­teur à l’oreille.

Le lycée aimerait récupér­er les dossiers sco­laires ukrainiens. Ils pour­raient avoir été détru­its dans la guerre, ce qui met­trait en péril leurs études supérieures.
©Polska/Lucie Guideau

Assis au fond de la classe, en retrait, Mykhai­lo Nikalenko se demande si le bac, ukrainien ou polon­ais, lui servi­rait à quelque chose. Ce jeune homme de seize ans est totale­ment désori­en­té. Micha par­le lente­ment. Chaque mot porte le poids du suiv­ant. Il a quit­té Kyiv deux semaines après la pre­mière bombe, lais­sant tout der­rière lui. Ses par­ents, ses amis, son club d’athlétisme. Respec­tive­ment sol­dat et infir­mière, son père et sa mère restent en pre­mière ligne. Ils ne quit­teront jamais l’Ukraine.

En semaine, il vit à l’internat munic­i­pal grâce à des dons de par­ents d’élèves. Le week-end, Mykhai­lo se réfugie chez la direc­trice du lycée qui le décrit comme un jeune homme « abîmé mais pro­fondé­ment gen­til ». Caché dans son col roulé bleu marine à tâch­es blanchâtres, Mykhai­lo ne com­mu­nique pas avec ses cama­rades. En classe, il est en retrait. Bras croisés, sa jambe droite tape la cadence de l’angoisse. Ce soli­taire s’ouvre par moments. Dis­ons, une minute par heure, comme un vif éclair dans le noir. Il n’a « pas besoin de psy­cho­logue » selon lui, car « il leur a déjà tout dit ». Pour la psy­cho­logue sco­laire Oli­wia Gołiewicz, « il ne vient pas me voir car il ne veut pas mon­tr­er ses faib­less­es ni ses dif­fi­cultés d’intégration ». La jeune femme con­sid­ère que tout le monde devrait venir lui par­ler. Mais elle ne force per­son­ne, « à un moment, ils seront prêts » assure-t-elle.

À écouter les élèves, « tout va bien »

Une fois passée la porte de la classe 102, ces ado­les­cents se sen­tent chez eux. Et pour cause, le lycée veille aux détails afin de leur garan­tir une sécu­rité émo­tion­nelle. Pour plus de quié­tude, la salle de cours est placée au fond d’un couloir. Chang­er de salle toutes les heures serait une épreuve pour des ado­les­cents déjà dérac­inés. Tra­vers­er une foule d’élèves dans les couloirs leur rap­pellerait la cohue des gares d’exil. Reste un élé­ment : la fin du cours sonne comme une alerte à la bombe. Chaque heure, les jeunes sont pris d’un même sur­saut col­lec­tif. À écouter les élèves, « tout va bien ». À les regarder de plus près, chaque réac­tion ren­ferme une crainte. 

Liubomyc Hakh résout un prob­lème de trigonométrie au tableau. Lui aus­si a fui la guerre. Mais con­traire­ment à ses cama­rades, ce pas­sion­né de langue française vit avec ses deux par­ents, son frère et sa sœur. Son père tra­vail­lait à Lublin avant la guerre, alors toute la famille l’a rejoint le 1er mars 2022, dix jours après le début des com­bats. Un rassem­ble­ment famil­ial comme un sem­blant de nor­mal­ité, un moyen de garder l’équilibre dans le chaos. Liubomyc réalise son exer­ci­ce à voix haute en faisant par­ticiper le reste de la classe. 

Liubomyc Hakh mon­tré en exem­ple en cours de maths, une matière dans laque­lle excel­lent les jeunes Ukrainiens. ©Polska/Lucie Guideau

Avec sa polaire rose fluo et ses bas­kets Salomon, il joue le rôle de médi­a­teur. « Les élèves ayant le plus de famille ici sont les plus sta­bles psy­chologique­ment » analyse Haly­na Arte­menko, l’interprète chargée de traduire les cours en Ukrainien pour les nou­veaux arrivants.

« Ici, on a pas de vrais amis, seulement des camarades »

Kary­na a fui avec sa mère et son petit frère de trois mois. Son père les a con­duits à la fron­tière en voiture. Les hommes ne pou­vant pas quit­ter le ter­ri­toire Ukrainien, elles ont con­tin­ué leur chemin à pied, seules avec le nour­ris­son. « J’étais ter­ri­fiée, je ne savais pas ce que je devrais faire dans le futur » se sou­vient-elle, les mains trem­blantes. Elle se remé­more son arrivée en Pologne : « Per­son­ne ne voulait nous accueil­lir car nous avions un bébé, il était trop bruyant pour eux ». Son père con­tin­ue de tra­vailler en Ukraine, elle l’appelle tous les soirs sur l’application Viber, le What­sapp Ukrainien.

Kary­na Brovko a loupé l’ap­pel de son père hier soir, sur Viber. ©Polska/Lucie Guideau

En classe, elle est con­cen­trée. « Ici, on a pas de vrais amis, seule­ment des cama­rades », avoue-t-elle, sans émo­tion. Tous les jeunes s’accordent : ils ont un ou deux copains avec qui ils bavar­dent en classe, et n’en atten­dent rien de plus. Kary­na se réfugie dans sa famille et son cou­ple. Elle est amoureuse d’Oleksii, 17 ans, un garçon de la classe. Pen­dant le cours de math­é­ma­tiques, il retire son bracelet rouil­lé et le glisse au creux de sa main. Elle est menue, le bijou s’échappe de son poignet. Elle voudrait rester à Lublin et y étudi­er le tourisme. Olek­sii parvient aus­si à imag­in­er son futur : il se voit créer des entre­pris­es en Pologne après des études de finance. Un busi­ness­man en herbe. A son arrivée, il était loin d’imaginer tout ça. « Au début de la guerre, j’avais peur qu’une roquette s’abatte sur ma mai­son, j’étais com­plète­ment per­du » traduit-il de l’ukrainien sur son télé­phone. Désor­mais, il tient le con­flit loin de lui, le plus loin pos­si­ble. Pas d’in­for­ma­tions surtout. Il ne veut pas de mau­vais­es nou­velles.

Olek­sii Dmytryshyn et Kary­na Brovko sont ensem­ble depuis un mois. ©Polska/Lucie Guideau

Il y a quelques semaines, les pro­fesseurs et élèves ont quit­té la classe pour une escapade en ville. En réal­ité, la balade avait un objec­tif pré­cis : per­me­t­tre aux élèves d’échapper à l’exercice de l’alarme incendie. Nul ne sait quelle aurait été leur réac­tion face à la son­ner­ie leur deman­dant, encore une fois, de se ter­rer à l’abri.