Travail : les Ukrainiens assignés à la précarité

Coif­feurs, cuisiniers, serveurs, 30% des réfugiés ukrainiens en Pologne tra­vail­lent dans des secteurs où la main d’œuvre est peu qual­i­fiée. Depuis le déclenche­ment de la guerre le 24 févri­er 2022, les autres emplois leur sem­blent inac­ces­si­bles.

Oksana Gri­cenko attrape la ton­deuse à la volée. Le pre­mier client de la journée s’installe dans son nou­veau salon de coif­fure. Le moteur de la ton­deuse se mêle aux con­ver­sa­tions agitées du matin. En octo­bre 2022, Oksana fuit la ville de Kakhov­ka, au sud de l’Ukraine, pour le cen­tre d’accueil pour réfugiés de Mod­lin­s­ka, au nord de Varso­vie, empor­tant avec elle son matériel de coif­fure.

« Je ne peux pas quit­ter le cen­tre pour gag­n­er plus d’argent, car je ne peux pas laiss­er ma mère seule »

Oksana Gri­cenko, réfugiée ukraini­enne et coif­feuse au cen­tre de Mod­lin­s­ka

Les cheveux blonds de la coif­feuse ukraini­enne de 41 ans se reflè­tent dans le miroir posé sur le rebord de l’une des cinq cab­ines jaunes et noires, attribuées à la coif­fure dans le hall d’accueil bruyant du cen­tre. Une bulle qu’Oksana ne quitte que très rarement pour acheter un peu de nour­ri­t­ure et des médica­ments. Ici, ses clients, des réfugiés eux aus­si, lui don­nent ce qu’ils peu­vent. Aujourd’hui, sa mère de 63 ans a besoin d’une couleur. En ville, elle pour­rait se faire embauch­er dans un vrai salon et gag­n­er un peu plus d’argent. « Je ne peux pas quit­ter le cen­tre pour gag­n­er plus d’argent, car je ne peux pas laiss­er ma mère seule », explique Oksana.

Comme elle, depuis le début de la guerre en Ukraine le 24 févri­er 2022, 8 mil­lions d’Ukrainiens ont quit­té leur pays selon le Haut-Com­mis­sari­at des Nations unies pour les Réfugiés (UNHCR). En com­para­i­son, 6,8 mil­lions de Syriens, 4,6 mil­lions de Vénézuéliens et 2,7 mil­lions d’Afghans sont réfugiés à tra­vers le monde. Avec la guerre en Ukraine, l’Europe fait face à sa plus grande vague migra­toire depuis la Sec­onde Guerre mon­di­ale. La Pologne accueille 950 000 exilés pour 37 mil­lions d’habitants.

« Le marché du travail siphonne tout le monde »

Dès le 4 mars 2022, les mem­bres du Con­seil européen adoptent à l’unanimité une déci­sion qui délivre une pro­tec­tion tem­po­raire aux réfugiés ukrainiens et leur per­met de décrocher un titre de séjour, qui leur offre un accès au marché de l’emploi. En Pologne, plus de 60% des réfugiés ukrainiens tra­vail­lent. « Pour les emplois peu qual­i­fiés, pour le moment, le marché du tra­vail siphonne tout le monde », observe Domini­ka Pszczółkows­ka, poli­to­logue au Cen­tre de recherche sur la migra­tion de l’université de Varso­vie.

De nom­breux réfugiés ukrainiens ont rapi­de­ment trou­vé un emploi car ils avaient déjà des con­tacts sur place. Selon une étude de l’université de Varso­vie de jan­vi­er 2023, un tiers des réfugiés avaient déjà tra­vail­lé en Pologne par le passé. Avant la guerre, la majorité des Ukrainiens employés en Pologne tra­vail­laient dans la con­struc­tion, le trans­port ou encore comme saison­niers dans l’agriculture. Cette pop­u­la­tion majori­taire­ment mas­cu­line est actuelle­ment mobil­isée par l’armée nationale en Ukraine. Dès le 24 févri­er 2022, la mobil­i­sa­tion générale est déclarée, inter­dis­ant aux hommes entre 18 et 60 ans de quit­ter le pays. « Ces secteurs pleurent main­tenant le manque de main d’œuvre », regrette Domini­ka Pszczółkows­ka.

Aujourd’hui, 38% des exilés en Pologne sont des femmes en âge de tra­vailler. Elles occu­pent des postes en dessous de leurs qual­i­fi­ca­tions, prin­ci­pale­ment en ville. « Mal­gré leurs mas­ters elles peu­vent se retrou­ver esthéti­ci­ennes, femmes de ménages, vendeuses », énumère Hélène Micha­lak de l’association Cor­ri­dor citoyen, qui leur vient en aide. « S’il y avait des oppor­tu­nités pro­fes­sion­nelles dans leurs domaines de qual­i­fi­ca­tion, ça les pousserait à pos­tuler. Mal­heureuse­ment, il n’y en a pas ».

« Mon patron ne veut pas que je reste tra­vailler ici toute ma vie ! »

Edem, réfugié ukrainien et serveur à Varso­vie

Ce déclasse­ment, qui touche les femmes comme les hommes, s’explique par les dif­fi­cultés à faire recon­naître les diplômes ukrainiens en Pologne. Der­rière le comp­toir en bois du restau­rant Krym, situé juste en face de l’ambassade de Russie à Varso­vie, Edem verse lente­ment du café dans deux tass­es en cuiv­re à longues ans­es. L’odeur se mêle à celle de la fri­t­ure qui émane de la cui­sine.

Edem est serveur en Pologne. Il était archi­tecte en Ukraine. ©Polska/Elsa Teiton

Orig­i­naire de Crimée, le jeune homme de 25 ans a fui à l’automne la pénin­sule annexée par la Russie en 2014. Vladimir Pou­tine venait d’annoncer la con­scrip­tion du ter­ri­toire. Edem croise les mains sur le bar, sa chemise blanche con­traste avec le noir intense de son regard. « J’avais peur de la mort et de me bat­tre con­tre mon pro­pre pays ». Depuis le 15 jan­vi­er 2022, Edem est serveur. En Ukraine, il était archi­tecte. Son employeur, Ernest Suleg­manov, lui aus­si Ukrainien, s’investit pour leur inser­tion. Il aide Edem à faire recon­naître en Pologne ses diplômes d’architecture. Ce dernier éclate de rire : « Mon patron ne veut pas que je reste à tra­vailler ici toute ma vie ! »

Selon une étude de l’université de Varso­vie 10% des réfugiés ukrainiens en Pologne tra­vail­lent dans la vente, notam­ment comme serveur. ©Polska/Elsa Teiton

La barrière de la langue

Dans l’arrière-cuisine, son col­lègue Nuri a les yeux bais­sés sur le plan de tra­vail. Il fourre avec minu­tie de la pâte avec de la viande hachée. Les pâtes en forme de cuil­lères sont bien­tôt prêtes. Arrivé le 7 jan­vi­er 2022, le jeune homme de 20 ans trou­ve rapi­de­ment un poste de plongeur au restau­rant. « Le patron a posté l’offre sur un groupe Telegram et j’ai été le pre­mier à être embauché. J’ai fait la plonge pen­dant trois jours, main­tenant je cui­sine un peu », racon­te Nuri sans lever les yeux du sal­adier. Comme lui, le patron est orig­i­naire de Crimée. Une aubaine. Nuri ne par­le ni anglais ni polon­ais. Ici il peut par­ler ukrainien.

Nuri est cuisinier à Varso­vie. En Ukraine, il était ouvri­er dans le bâti­ment. ©Polska/Elsa Teiton

« La langue est le prin­ci­pal frein à l’embauche. Lorsque l’on fait des sondages pour savoir ce dont les réfugiés ont besoin, la réponse numéro un sont des cours de polon­ais », con­state Domini­ka Pszczółkows­ka. « C’est pour cela qu’ils occu­pent des emplois moins qual­i­fiés », affirme-t-elle.

« Difficile de penser à autre chose qu’à la guerre »

La dépres­sion freine aus­si l’insertion pro­fes­sion­nelle des réfugiés. Anci­enne pro­fesseure de yoga à Lviv, Salomi­ia Fedas a quant à elle un bon niveau d’anglais. Grâce à sa maîtrise de la langue, le HCR, puis Cor­ri­dor Citoyen, l’ont embauchée comme pro­fesseure de yoga, de fit­ness ou encore d’anglais au cen­tre de Mod­lin­s­ka.

Salomi­ia Fedas a tra­vail­lé comme femme de ménage non-déclarée avant de s’engager dans l’humanitaire. ©Polska/Elsa Teiton

Elle va voir un psy­cho­logue deux fois par semaine. Toute vêtue de noir elle regarde ses bot­tines et mur­mure : « C’est dif­fi­cile de penser à autre chose qu’à la guerre. Si j’avais un autre tra­vail ça m’aiderait car par­fois je me mets à leur place, je me vois à tra­vers les réfugiés. »

« Cer­tains réfugiés restent sur leurs lits de camp toute la journée »

Salomi­ia Fedas, employée de l’as­so­ci­a­tion Cor­ri­dor citoyen

Cet après-midi, la moquette grise à l’étage du cen­tre n’accueille pas de tapis de fit­ness col­orés. Per­son­ne ne vient assis­ter au cours. A l’arrière du cen­tre, une seule chaise rouge de la salle de réu­nion est occupée. Un seul élève est présent au cours d’anglais. « Cer­tains réfugiés restent sur leurs lits de camp toute la journée », pointe Salomi­ia. « Il est très rare d’aller voir un psy­cho­logue en tant que réfugié. Très peu par­lent ukrainien. »

Être mère et travailler

Han­na Zichenko a quit­té Kiev en août 2022 avec son fils de 12 ans, lais­sant son mari au front. « Lorsque j’ai com­mencé à tra­vailler, il devait rester seul à l’appartement toute la journée. Les écoles sont déjà bondées, j’ai eu du mal à lui trou­ver une place ».
90% des réfugiés ukrainiens en Pologne sont des femmes avec enfants d’après une étude menée en décem­bre 2022 par le gou­verne­ment. Domini­ka Pszczółkows­ka présente cette sit­u­a­tion comme un frein à l’embauche : « Moins de la moitié des enfants de réfugiés ukrainiens fréquentent les écoles polon­ais­es. L’offre de crèch­es est égale­ment très mau­vaise. Et se tourn­er vers le privé est coû­teux ». Impos­si­ble de garder ses enfants et d’aller tra­vailler en même temps. Hélène Micha­lak ajoute : « Cer­taines se dis­ent : on va bien­tôt par­tir, à quoi ça sert d’inscrire notre enfant à l’école ? »

Han­na pos­sède un diplôme de chimie bilingue ukrainien et anglais. Ce sésame lui a ouvert les portes de l’Institut de Chimie de l’Académie des Sci­ences polon­aise à un poste égal à celui qu’elle occu­pait en Pologne.

Han­na Zinchenko a trou­vé un poste qui cor­re­spond à son niveau de qual­i­fi­ca­tion. ©Polska/Elsa Teiton

Elle souhaite pour­tant retrou­ver son mari en Ukraine dès que pos­si­ble. Amadeusc Marzec, en charge de l’inclusion économique à l’UNHCR souligne la méfi­ance des employeurs : « Cer­tains ne veu­lent pas recruter de réfugiés sus­cep­ti­bles de retourn­er dans leur pays dès que la sit­u­a­tion le per­me­t­trait ». Au milieu des tubes à essais et des pipettes du lab­o­ra­toire, les boucles d’oreilles d’Hanna, argen­tées en forme de tri­dent, sym­bole de l’Ukraine, se bal­an­cent de gauche à droite. Sous sa blouse blanche, elle porte une chemise brodée tra­di­tion­nelle d’Ukraine, qu’elle ne quitte jamais.