En Pologne, des classes particulières ont été créées dès le début de la guerre en Ukraine, pour accueillir les jeunes réfugiés ukrainiens. Dans le lycée ZSEK de Lublin, l’équipe pédagogique tente de panser leurs blessures psychologiques afin de les aider à se construire un nouvel avenir.
« Qui veut effacer le tableau ? » lance Jarosław Szkoda, le professeur de mathématiques. Sa voix ferme résonne sous les cinq mètres de hauteur sous plafond. Maxsym, un jeune réfugié ukrainien de 16 ans, bondit de sa chaise en riant et efface en quelques secondes les vingt minutes de labeur de son camarade.
Cette classe polonaise, qui accueille des lycéens de 16 et 17 ans, n’est pas tout à fait comme les autres : elle est constituée de jeunes réfugiés ukrainiens. Créée par le gouvernement polonais dès le début de la guerre en Ukraine, en mars 2022, elle prépare au tronc commun du baccalauréat. Au lycée général et professionnel de la métropole polonaise de Lublin, les jeunes réfugiés y apprennent le polonais pendant huit heures par semaine. Il y a aussi des cours de mathématiques, de physique, d’informatique et d’histoire. Pour la directrice adjointe de l’établissement, Dorota Sokołek, l’objectif principal de cette classe d’intégration est « de leur apprendre à se débrouiller dans la ville et dans la vie ».
Au moins 10 absents par jour
Comme tous les matins, Oleksii est arrivé avec 1h30 de retard parce qu’il doit emmener son petit frère à l’école maternelle et promener le chien. La classe compte vingt-trois élèves, mais ce mercredi 15 février, seules neuf chaises sont occupées. Les élèves font des petits jobs secrets et préparent, en parallèle, le baccalauréat ukrainien à distance. S’ils l’obtiennent, ils pourront entrer directement à l’université polonaise dans deux ans, là où la préparation du bac polonais leur prendrait trois ou quatre ans. Mais cela rend leur scolarité chaotique : ils s’absentent pour réviser, rattrapent le contenu des cours loupés en fin de journée ou suivent simultanément les cours en polonais et en ukrainien, un écouteur à l’oreille.
Assis au fond de la classe, en retrait, Mykhailo Nikalenko se demande si le bac, ukrainien ou polonais, lui servirait à quelque chose. Ce jeune homme de seize ans est totalement désorienté. Micha parle lentement. Chaque mot porte le poids du suivant. Il a quitté Kyiv deux semaines après la première bombe, laissant tout derrière lui. Ses parents, ses amis, son club d’athlétisme. Respectivement soldat et infirmière, son père et sa mère restent en première ligne. Ils ne quitteront jamais l’Ukraine.
En semaine, il vit à l’internat municipal grâce à des dons de parents d’élèves. Le week-end, Mykhailo se réfugie chez la directrice du lycée qui le décrit comme un jeune homme « abîmé mais profondément gentil ». Caché dans son col roulé bleu marine à tâches blanchâtres, Mykhailo ne communique pas avec ses camarades. En classe, il est en retrait. Bras croisés, sa jambe droite tape la cadence de l’angoisse. Ce solitaire s’ouvre par moments. Disons, une minute par heure, comme un vif éclair dans le noir. Il n’a « pas besoin de psychologue » selon lui, car « il leur a déjà tout dit ». Pour la psychologue scolaire Oliwia Gołiewicz, « il ne vient pas me voir car il ne veut pas montrer ses faiblesses ni ses difficultés d’intégration ». La jeune femme considère que tout le monde devrait venir lui parler. Mais elle ne force personne, « à un moment, ils seront prêts » assure-t-elle.
À écouter les élèves, « tout va bien »
Une fois passée la porte de la classe 102, ces adolescents se sentent chez eux. Et pour cause, le lycée veille aux détails afin de leur garantir une sécurité émotionnelle. Pour plus de quiétude, la salle de cours est placée au fond d’un couloir. Changer de salle toutes les heures serait une épreuve pour des adolescents déjà déracinés. Traverser une foule d’élèves dans les couloirs leur rappellerait la cohue des gares d’exil. Reste un élément : la fin du cours sonne comme une alerte à la bombe. Chaque heure, les jeunes sont pris d’un même sursaut collectif. À écouter les élèves, « tout va bien ». À les regarder de plus près, chaque réaction renferme une crainte.
Liubomyc Hakh résout un problème de trigonométrie au tableau. Lui aussi a fui la guerre. Mais contrairement à ses camarades, ce passionné de langue française vit avec ses deux parents, son frère et sa sœur. Son père travaillait à Lublin avant la guerre, alors toute la famille l’a rejoint le 1er mars 2022, dix jours après le début des combats. Un rassemblement familial comme un semblant de normalité, un moyen de garder l’équilibre dans le chaos. Liubomyc réalise son exercice à voix haute en faisant participer le reste de la classe.
Avec sa polaire rose fluo et ses baskets Salomon, il joue le rôle de médiateur. « Les élèves ayant le plus de famille ici sont les plus stables psychologiquement » analyse Halyna Artemenko, l’interprète chargée de traduire les cours en Ukrainien pour les nouveaux arrivants.
« Ici, on a pas de vrais amis, seulement des camarades »
Karyna a fui avec sa mère et son petit frère de trois mois. Son père les a conduits à la frontière en voiture. Les hommes ne pouvant pas quitter le territoire Ukrainien, elles ont continué leur chemin à pied, seules avec le nourrisson. « J’étais terrifiée, je ne savais pas ce que je devrais faire dans le futur » se souvient-elle, les mains tremblantes. Elle se remémore son arrivée en Pologne : « Personne ne voulait nous accueillir car nous avions un bébé, il était trop bruyant pour eux ». Son père continue de travailler en Ukraine, elle l’appelle tous les soirs sur l’application Viber, le Whatsapp Ukrainien.
En classe, elle est concentrée. « Ici, on a pas de vrais amis, seulement des camarades », avoue-t-elle, sans émotion. Tous les jeunes s’accordent : ils ont un ou deux copains avec qui ils bavardent en classe, et n’en attendent rien de plus. Karyna se réfugie dans sa famille et son couple. Elle est amoureuse d’Oleksii, 17 ans, un garçon de la classe. Pendant le cours de mathématiques, il retire son bracelet rouillé et le glisse au creux de sa main. Elle est menue, le bijou s’échappe de son poignet. Elle voudrait rester à Lublin et y étudier le tourisme. Oleksii parvient aussi à imaginer son futur : il se voit créer des entreprises en Pologne après des études de finance. Un businessman en herbe. A son arrivée, il était loin d’imaginer tout ça. « Au début de la guerre, j’avais peur qu’une roquette s’abatte sur ma maison, j’étais complètement perdu » traduit-il de l’ukrainien sur son téléphone. Désormais, il tient le conflit loin de lui, le plus loin possible. Pas d’informations surtout. Il ne veut pas de mauvaises nouvelles.
Il y a quelques semaines, les professeurs et élèves ont quitté la classe pour une escapade en ville. En réalité, la balade avait un objectif précis : permettre aux élèves d’échapper à l’exercice de l’alarme incendie. Nul ne sait quelle aurait été leur réaction face à la sonnerie leur demandant, encore une fois, de se terrer à l’abri.