Dans la gare polonaise de Przemyśl, à une dizaine de kilomètres de la frontière avec l’Ukraine, cinq trains partent en direction du pays tous les jours. Un an après le début de la guerre et alors qu’une nouvelle offensive russe menace le pays, trois cents Ukrainiens prennent le train chaque jour pour rentrer chez eux.
« Ma sœur et moi étions enceintes quand nous avons quitté l’Ukraine pour l’Allemagne. C’était au lendemain de la guerre. Nos parents n’ont pas voulu quitter Zaporijia, et ne connaissent pas leurs deux derniers petits-enfants », raconte Iana sur le quai de la gare de Przemyśl, dernière étape avant la frontière ukrainienne. D’une main, elle tient son fils de 3 ans, de l’autre la poussette où dort paisiblement sa petite née en exil. La jeune femme s’apprête à revoir son mari resté à Zaporijia. À côté d’elle, sa sœur a pu quitter l’Ukraine avec son mari. Père de trois enfants, il n’est pas soumis à l’interdiction de quitter le territoire. Peur de rentrer ? « Non, pas du tout. Nous sommes impatientes de revoir nos parents », affirme Iana. Pourtant, la ligne de front n’est située qu’à une trentaine de kilomètres et la centrale nucléaire, au sud de la ville, reste sous contrôle de l’armée russe. Depuis le début de la guerre, elle est régulièrement bombardée.
Dans la gare de Przemyśl, une grande effervescence
Le fronton de la gare a des allures de palais viennois. Un vestige de l’ancien Empire austro-hongrois. Dans le hall, sous les moulures et lustres du plafond, le théâtre qui se joue est lui bien contemporain.
Parmi les voyageurs, certains ou plutôt certaines, ont des valises plus chargées que les autres. Et pour cause, ces Ukrainiens rentrent chez eux. Pour de bon, ou pour les vacances. Safiia Servilia, 18 ans, étudie « l’administration et les ressources humaines » à l’Université de Varsovie. Mais cette semaine, ce sont les vacances et donc, elle rentre chez elle. « Je vais voir ma famille à Dnipro », lance-t-elle tout sourire. Là aussi, le front n’est pas loin. Mais pas de quoi jeter une ombre sur l’enthousiasme de la jeune fille.
Autour d’elle, le ballet habituel des gares. Les gens qui cherchent leur quai, les parents qui veillent à ce que les enfants ne s’éloignent pas trop. Mais aussi des volontaires habillés de gilets jaunes et orange. Ils épaulent les Ukrainiens en leur indiquant le chemin vers la plateforme cinq, le quai du départ pour le pays en guerre. « Nous avons entre deux cents et trois cents Ukrainiens qui partent chaque jour », estime Maksym Nakonieczny, coordinateur à la gare de Przemyśl. Depuis le 24 février 2022, son travail consiste à organiser l’accueil — mais maintenant aussi le retour — des réfugiés. Il prévoit le bon nombre de volontaires, les interprètes et fait en sorte que tout soit simple pour eux.
Juste avant d’accéder aux quais, des bénévoles derrière un stand distribuent nourriture et eau pour les voyageurs. « Tenez, voici de l’eau et des sucreries ! », lance cette volontaire à une jeune femme. Plus loin, toujours dans la gare, deux militaires montent la garde. Ils ne laissent entrer que les personnes qui ont un billet valide. Pour accéder au fameux quai numéro cinq, les voyageurs doivent emprunter un passage souterrain.
Résignés malgré le danger
De l’autre côté, une longue file d’attente de personnes devant la zone de contrôle des passeports. Olga, valise noire, attend dans la queue après une semaine en Pologne. Cette femme de 46 ans vit dans la localité de Khmelnytskyï, à l’Ouest de l’Ukraine, entre Lviv et Kiev. Elle est en Pologne pour le travail.
Olga aurait bien aimé partir, quitter l’Ukraine. Mais comment faire ? « J’ai tout construit là-bas, c’était inenvisageable de tout laisser tomber du jour au lendemain. » Ses enfants n’ont jamais quitté la ville et Khmelnytskyï reste — pour l’heure — très éloignée de la ligne de front actuelle. Il n’empêche que les Russes ont déjà bombardé la ville. « La semaine dernière, trois bombes sont tombées en ville et elles ont tué trois personnes », raconte-t-elle sans la moindre émotion. « C’est normal maintenant vous savez ! », dit-elle sur un ton fataliste. Les bombardements, les sirènes et les morts sont entrés dans le quotidien de cette mère de deux enfants.
Dans la queue, il y a aussi Tim. Originaire de Dnipro, l’homme vit à Berlin depuis cinq ans. Propriétaire de treize magasins de vêtements à Dnipro et à Kharkiv, il doit se rendre une semaine en Ukraine pour les affaires. C’est son deuxième aller-retour vers le pays depuis le début de l’invasion. Mais il est inquiet. « L’un de mes magasins a été détruit il y a quelques mois, mais bon, c’est comme ça », dit-il résigné. Le jeune entrepreneur en profi-tera pour aller voir sa mère. « Elle n’a jamais voulu quitter Dnipro après le début de l’invasion russe », dit-il les mains tirant sur les lanières de son sac à dos.
Un vieil homme approche avec ses béquilles. Il affiche un large sourire et porte un bandeau aux couleurs de son pays. Juste devant lui, un volontaire fait rouler ses valises.
Les retours vers l’Ukraine sont nombreux mais pas sans danger. Pour Tatjana Navonieczna, la directrice de la « Maison ukrainienne », établissement qui promeut la culture de l’Ukraine, « c’est toujours très dangereux de se rendre en Ukraine, aucun endroit n’est bien protégé ». Une partie de la population ukrainienne qui a migré de force en a conscience et reste à Przemyśl. « Il y a environ 8 000 réfugiés ukrainiens installés dans la ville depuis le début de la guerre », évalue-t-elle. Dans le même temps, la queue pour le train vers l’Ukraine ne cesse de s’allonger.
Un petit garçon avec un sac à dos Superman arrive en courant. Sa mère le suit de près avec deux valises bleues. « Vite » , le train part dans trois minutes. La cheffe de gare agite son panneau de signalisation, puis le train démarre, au pas, direction l’Ukraine.