Au lendemain de la guerre en Ukraine, l’association Lambda Warszawa s’est mobilisée pour aider les exilés lesbiennes, gay, bi ou trans. À Varsovie, un centre d’insertion professionnelle dans la beauté des mains concentre l’esprit de solidarité et de communauté des réfugiés.
Paulina Zharova, 22 ans, fait tinter un trousseau de bâtonnets en plastique entre ses doigts. Les pommettes remontées par un sourire satisfait, l’apprentie esthéticienne exhibe les échantillons de ses meilleurs dessins sur faux ongles. Tantôt politiques, tantôt impertinents, ils sont égayés d’arcs-en-ciel, de corps de femmes en bikini, de pénis joufflus ou de cœurs aux couleurs de l’Ukraine. Elle a acquis ses talents de manucure ici, dans le salon Zgoda 5 de la rue éponyme du centre-ville de Varsovie. Financée par l’ONG Oxfam, l’association Lambda Warszawa a transformé un vieux salon de manucure de la capitale en centre d’insertion professionnelle pour les réfugiés ukrainiens LGBT+. Beaucoup d’entre eux ont moins de 25 ans et vivent sans leurs parents. Soit parce que leur orientation sexuelle ne convenait pas, soit parce que leur déracinement en a voulu ainsi. Depuis l’été 2022, ils apprennent le métier de prothésiste ongulaire en étant rémunérés par l’organisation. Les clients, eux, se font chouchouter gratuitement.
Coupe au carré et piercing au septum, Kateryna, 20 ans, se souvient du moment où il a fallu pousser les meubles et fonder un endroit chaleureux. « Les murs étaient déjà roses et les grands miroirs étaient déjà installés, décrit Kateryna, mais nous, on s’est occupés du reste. » Le reste ? Deux plantes vertes, des canapés moelleux, des cadres avec des rouges à lèvres, des galets « zen », une Tour Eiffel… Et une licorne géante peinte sur le mur par sa collègue Paulina ! Ce salon de beauté emploie principalement des réfugiés LGBT+. Un grand drapeau arc-en-ciel est accroché dans la salle de repos. Sur les étagères, les boîtes de gants jetables côtoient le magazine QueerStoria, édité par l’association Lambda Warszawa.
« C’est un endroit où je peux être moi-même et m’échapper du monde »
Kateryna, passionnée de langues et de cultures étrangères, n’avait jamais eu d’intérêt professionnel pour le « nail-art » avant d’emménager à Varsovie. Elle se rêvait plutôt prof d’anglais ou influenceuse. Pourtant ses yeux bleus s’écarquillent et son visage rond s’illumine quand elle parle de ses premiers jours chez Zgoda 5 : « Ce job m’a libérée ! Avant ça, je travaillais chez McDonalds à Varsovie, mais mon patron traitait les Ukrainiens comme des animaux. Il profitait du fait que nous n’ayons pas d’autre option. » Maintenant, elle travaille entourée des nombreux amis qu’elle s’est faits dans l’association. Bisexuelle, Kateryna préfère être entourée de personnes issues de minorités de genre. Elle se réjouit : « Ici c’est un endroit où je peux être moi-même et m’échapper du monde ». Elle montre sur son téléphone les vidéos qu’elle a postées sur TikTok en souvenir des manifestations auxquelles elle participait alors qu’elle vivait toujours à Zaporijia, dans l’est de l’Ukraine. « Dites non au patriarcat », énonçait une pancarte que la jeune femme a filmée à la marche des femmes du 8 mars 2021. Le 8 mars suivant, en 2022, Kateryna vivra la journée internationale des droits des femmes douloureusement. Alors que certaines continueront de célébrer l’occasion avec des couronnes de fleurs (comme le veut la tradition ukrainienne), la ville de Zaporijia sera de plus en plus menacée par la guerre. La jeune fille alors âgée de 19 ans, fuira sa maison sous l’impulsion de sa mère pour rejoindre sa jumelle, déjà à Varsovie.
Kateryna remue frénétiquement un latte presque vide. Dans son café préféré à quelques pas de Zgoda 5, le fauteuil en velours où elle aime s’asseoir seule et le gourmand « carrot cake » décoré de fleurs n’effacent pas ses inquiétudes. Sa mère est rapidement retournée en Ukraine auprès de son amoureux. Les amis que Kateryna a laissés derrière elle continuent de lui donner des nouvelles via Telegram, la messagerie préférée des jeunes Ukrainiens. Elle voit une psychologue grâce à Lambda Warszawa. Elle lui parle de son enfance, entre une mère enceinte trop jeune et un père qui s’est vite dérobé. De sa santé, un problème d’acné et un traitement qui déclenche un strabisme imperceptible. La guerre et l’exil n’annulent pas les soucis habituels d’une jeune femme de 20 ans.
Un accompagnement psychologique et juridique
Paulina aussi bénéficie d’un accompagnement de la part de Lambda Warszawa. Elle ne marche que dix minutes pour rejoindre le siège de l’association après son poste au salon. La jeune artiste, déjà traumatisée par l’exil, a subi un viol au début du mois de février. Alors qu’elle attend son cours de polonais dans la grande salle de réunion décorée de posters engagés, l’avocate de l’organisation passe par là, déjeuner à la main. « Cześć ! », salue-t-elle. Paulina en profite pour l’informer de l’avancée de ses démarches. Entre l’examen post-viol à l’hôpital et le dépôt de plainte au commissariat, elle a subi huit heures de procédures administratives au lendemain de son agression. Une première audience au tribunal se tiendra dans une semaine. « Est-ce que tu as besoin qu’on se voit avant ? », s’enquit la juriste. Paulina acquiesce. Elle attrape son manteau. Dans la pièce qui voit défiler groupes de parole, tutorats de langues et rencontres militantes, une porte vitrée donne sur un balcon juste assez large pour une personne. Paulina sort un paquet de cigarettes de sa poche. Elle fume du bout de ses longs ongles verts, décorés en référence à la maison Serpentard de la saga Harry Potter. Elle les a vernis elle-même. En plus d’écrire des fan-fictions [nouvelles inspirées de la pop-culture, ndlr], elle dessine, elle tatoue, elle est drag-queen de temps en temps et s’essaie à la figuration sur des petits tournages. Elle nourrit sa créativité avec ses lectures, sa vie d’exilée, de personne LGBT, de survivante. « Tu devrais mettre tes jolis dessins sur des manucures ! », lui disait sa grand-mère, qui ne se savait pas prophétesse. « Quand Andrii m’a parlé du projet de Zgoda 5, je me suis dit que c’était le destin ! », conclut Paulina.
Dans la famille de Zgoda 5, Andrii Bondarenko, 50 ans, est le manager du salon et un peu plus que ça. « J’aime bien dire qu’Andrii est comme mon papa ! » plaisante Kateryna, en sautant dans les bras de son ami. En Ukraine, les hommes de 18 à 60 ans ont l’interdiction de quitter le territoire car ils doivent se tenir à disposition de l’armée nationale. « Je me suis posé une question, raconte Andrii, Est-ce que je suis capable de tuer des gens ? Non. », alors l’ancien chef de cabine dans l’aviation civile choisira la fuite pour éviter la conscription. Ce souvenir ternit son visage habituellement solaire. Ses grands yeux clairs se penchent vers le sol. Deux habituées encore proches de l’adolescence, interrompent le récit d’Andrii. Il tente alors de renfiler son masque jovial mais ne parvient qu’à un rictus. En ukrainien, elles demandent l’autorisation du gérant avant d’aller se servir dans la réserve. L’association Lambda y stocke des protections menstruelles et des produits cosmétiques pour les usagers. « Les jeunes m’appellent souvent. Ils ont besoin de me confier leurs problèmes, ils me demandent des conseils, des contacts, raconte l’aîné. Le plus important pour moi, c’est d’aider ma communauté. ». Mais qui l’aide lui ? Il répète, « le plus important pour moi c’est d’aider ma communauté. » Quand la nuit tombe et que la salle se vide, Andrii veille. Il tape les coussins du canapé, arrose une plante, arrange les tables.