En Pologne, les associations constatent une baisse du volontariat, un an après le début de la guerre en Ukraine. Pourtant, parmi les citoyens polonais, une poignée d’irréductibles continue à consacrer leur quotidien aux Ukrainiens.
Les phares de sa Jeep noire fendent l’obscurité du petit matin, tandis que Marcin Kunicki se gare sur un parking. Ce Polonais de 47 ans s’apprête à conduire un convoi humanitaire jusqu’en Ukraine, en partant du centre de réfugiés de Modlińska, au nord de Varsovie, où il travaille. Chauve, barbe blanche, large d’épaule, tatoué de la tête au pied, Marcin est de ceux qu’on n’oublie pas, même après l’avoir croisé une seule fois. Posée sur le volant, ses mains révèlent de sombres tatouages de croix sur des tombes. « Tout le monde finira comme ça un jour », confesse-t-il.
Depuis le début de l’invasion russe en Ukraine, le 24 février 2022, la Pologne est le premier pays d’accueil pour les réfugiés ukrainiens, qui sont aujourd’hui plus d’un million dans le pays. Beaucoup de Polonais se sont mobilisés pour les aider, ainsi que des bénévoles venus du monde entier. Mais, alors que cette dynamique semble s’essouffler sur le terrain, ce n’est pas fini pour certains Polonais, comme Marcin. De Cracovie au poste-frontière de Korczowa-Krakowiec, en passant par Varsovie, des citoyens ordinaires ont mis leur vie entre parenthèses pour aider ces Ukrainiens dans le besoin.
« Je n’ai pas peur de risquer ma vie »
C’est en octobre dernier que Marcin a commencé à conduire des convois humanitaires. « J’ai compris que j’avais déjà fait tout ce que je pouvais au centre de réfugiés, et je n’ai pas peur de risquer ma vie ». Rien qu’en 2023, il a déjà mené onze convois. « Mais qui va onze fois en Ukraine en deux mois ? », plaisante-il en se traitant lui-même de “fou”.
En général, il parcourt 1 000 kilomètres (400 en Pologne et 600 en Ukraine), pendant deux à cinq jours. Souvent, il se tient éveillé avec un vieux disque de rap français du groupe 113. « Je l’ai depuis très longtemps, je ne comprends pas les paroles, mais il me fait du bien ». À chaque voyage, il apprend sur le tas, rencontre et improvise. Sa mission principale ; apporter de la nourriture, des vêtements, des batteries, des drones, des sacs de couchage, des couvertures ou des tenues militaires.
Lorsque Marcin prend la route pour franchir la frontière, à 8 heures du matin, un ours en peluche trône sur son tableau de bord. Un objet qui fait écho aux compliments de sa collègue Olya, réfugiée ukrainienne. Se penchant d’un air secret, la trentenaire blonde s’esclaffe : « Il aime tellement aider. Les enfants l’adorent. Il décide tout et crie, mais il est si sensible, avec un cœur doux”, dit-elle en imitant ses sourcils froncés.
« Je veux aider jusqu’au dernier jour de la guerre et peut-être même un jour de plus »
Marcin Kunicki
Un dernier au revoir de Marcin alors qu’il passe le poste-frontière de Korczowa-Krakowiec vers l’Ukraine ©Polska/Solène Cahon
Changer de métier pour ne plus revenir
Le premier souhait de ce rockeur dans l’âme était d’aller combattre en Ukraine, à l’annonce de la guerre. Sa fille Sonia, 17 ans, et sa femme Ania, l’en ont découragé. Avec cette dernière, il a fondé Anmar4ukraine. Une fondation qui leur prend tout leur temps et les ont obligé à fermer leur boutique de vêtements pour femmes.
Au centre de Modlińska, « Marcin organise tout, il est essentiel », explique la réceptionniste Olya Kucherepa, qui est comme son bras droit. Avec fierté, Marcin pointe le chiffre « 004 » écrit sur son ordinateur. « Ici il y a eu 4 000 bénévoles en tout et j’étais le 4ème arrivé ». « Je veux aider jusqu’au dernier jour de la guerre et peut-être même un jour de plus », assure-t-il.
« Je n’ai pas choisi l’humanitaire, c’est l’humanitaire qui m’a choisi. »
Krzysztof Szczesny
De l’autre côté du comptoir de l’accueil, avec sa moustache rousse et singulière, Krzysztof Szczesny n’a rien à envier à Marcin. Cet ancien producteur de grands événements musicaux polonais, âgé de 38 ans, travaille au Global Expo Center depuis des années. Mais le travail a changé. Loin des concerts et des paillettes, il a transformé ce vaste centre d’exposition en l’un des plus grands centres d’aide humanitaire d’Europe : le centre de réfugiés de Modlińska. Ce Polonais aux allures d’homme d’affaires, chef de de la stratégie et du développement du centre, en charge des levées de fonds, n’a pas de plan et n’en a jamais eu. « Je suis le flow, c’est impossible de planifier. » Debout entre les murs blancs de l’entrée du centre, il dénote avec l’endroit, trop enjoué, trop bien habillé. Il n’a pas vraiment souhaité être là : « Je n’ai pas choisi l’humanitaire, c’est l’humanitaire qui m’a choisi. » Mais il ne retournera jamais à son ancienne carrière. « Je ne regrette rien », assure-t-il
Une vie de famille au détriment de celle des réfugiés
Krzysztof n’a pas seulement changé de profession, il a changé de vie : « J’ai perdu de vue mes collègues, maintenant je n’ai plus que l’humanitaire ». Il travaille jour et nuit, de 4 heures à 21 heures « Même la nuit j’en rêve : je me réveille avec des idées pour le centre et je les mets en place ». À cet instant, il regarde passer derrière lui des enfants ukrainiens, toiles de peinture à la main. Ce père de deux enfants, qui n’est jamais à la maison, voit rarement les siens.
À plus de 300 kilomètres de là, pointant le doigt vers la cathédrale Sainte-Marie de Cracovie, Małgorzata Janicka mime les trompettes qui raisonnent, en éclatant de rire. Elle sort tout juste des locaux de l’ONG International Bund Polska, pour laquelle elle est bénévole. Cette mère de 59 ans s’est investie très tôt : « Je me rendais à la gare avec ma soeur pour aider. » Invalide, Małgorzata touche une pension, qu’elle complète avec des boulots d’aide à la personne. Désormais cette Polonaise aux cheveux grisonnants le consacre la plupart temps à aider les ukrainiens.
À ses côtés dans les locaux lumineux et colorés de International Bound Polska, la « cinquième soeur » de Małgorzata, Halina Ilkiv, une réfugiée ukrainienne. Bras dessus, bras dessous, elles éclatent de rire comme des petites filles. Dans cette guerre, Malgorzata s’est construite une deuxième « grande famille » avec les autres bénévoles et les gens qu’elle a aidés.
L’aide polonaise en berne
Mais Małgorzata constate étonnée que cette famille de bénévoles s’étend de moins en moins vite : « Je ne comprends pas pourquoi, moi j’aide toujours autant qu’avant ». Mais à ce « pourquoi ? », elle a bien une réponse : « Ils disent que c’est à cause de comportements ingrats ou méchants des Ukrainiens. Je l’ai expérimenté, ça arrive, mais ça n’a pas changé mon envie d’aider. » Elle n’est pas la seule à constater que l’engagement des Polonais faiblit. Sans pouvoir avancer de chiffres, Open Dialogue Foundation, le centre de Modlińska, et l’International Bund Polska s’accordent à dire que la mobilisation des Polonais n’est plus aussi forte qu’aux débuts du conflit.
Face à la gare de l’est de Varsovie, entre les lits de camp installés sous de grandes tentes blanches, Łukasz Puławski a vu défiler des milliers des réfugiés. Le coordinateur de projet de Open Dialogue Foundation les accueille dans ce lieu de transit, avant de les diriger vers le centre de Modlińska. Pour cet indépendant, qui travaillait dans le milieu de la finance, aucune hésitation : « Mettre de côté mes activités professionnelles était logique parce qu’il y avait plus important à faire. »
« Tout le monde n’est pas capable de donner autant. »
Łukasz Puławski
Łukasz n’a aucun doute, « il est évident que je suis au bon endroit ». Après un an d’implication, ce célibataire de 39 ans prévoit néanmoins un court « break » afin de retourner à son activité professionnelle. « Mais je continuerais d’aider les réfugiés et mes collègues, dès que je le pourrais et autant que possible, tant que les gens en auront besoin. »
Łukasz comprend que les bras polonais soient moins nombreux, moins disponibles : « Au début, presque tout le monde était impliqué d’une façon ou d’une autre pour aider. Mais tout le monde n’est pas capable de donner autant, il y a des factures à payer, des familles à nourrir, etc. »
Pour une crise d’une telle ampleur il faut une « professionnalisation de l’aide ». Cette dernière « ne peut pas être organisée juste par des volontaires indépendants, mais doit se faire avec des organismes et donc des salaires. » Une solution qui bénéficie à tous : elle permet aussi d’offrir un emploi aux réfugiés ukrainiens arrivés depuis déjà plusieurs mois, aux côtés de ceux qui les ont aidés.