En Pologne, les stands de tir attirent du monde, notamment depuis la guerre en Ukraine. Mais les clients sont plus motivés par l’idée de se détendre que de se défendre.
Habituellement, Angelika Karol, 45 ans, donne des cours de yoga, mais c’est les vacances, alors elle a décidé d’aller tirer à la Kalachnikov pour la première fois. Elle souhaitait partager un moment avec son fils Riszard. Regard vide et mains dans les poches, le lycéen de 16 ans choisit avec sa mère des pistolets et fusils semi-automatiques, comme on choisirait la composition d’un menu au fast-food. Puis c’est l’heure d’enfiler des lunettes de protection et un casque antibruit. Cinq minutes à peine après être entrés dans ce stand de tir de la banlieue de Varsovie, la prof de yoga et son fils tirent à balles réelles sur des cibles d’entraînement.
Au « PM Shooter », situé dans une zone industrielle de la banlieue varsovienne, derrière les deux petites portes séparant l’accueil de la zone de tir, une Kalachnikov déchire l’atmosphère froide, et attire l’attention de tout le monde, malgré la protection auditive. Riszard n’est pas très à l’aise, et le recul des différents fusils semble le surprendre à chaque fois qu’il presse la détente. Angelika rigole. Une heure et près de 100 euros plus tard, l’adolescent et sa mère repartent avec leurs cibles, et envisagent de réitérer l’expérience sous peu. « On est très fiers de nous », sourit la mère.
Par cette après-midi pluvieuse, une trentaine de tireurs en herbe en mal de sensations fortes vont se suivre dans le stand. Amis, familles, touristes : tous viennent se garer sur le parking boueux du « PM Shooter », coincé entre le grillage coiffé de barbelés et le bâtiment en briques rouges, où l’éventail de voitures va de la Porsche tape-à‑l’œil à la vieille Polo cabossée d’étudiant, en passant par le SUV Hyundai de cadre dynamique.
« La période communiste, qui s’est achevée il y a seulement trente ans, était marquée par une forte militarisation, les jeunes étant initiés au tir. Cela ne suscite pas l’étonnement quand on dit que l’on se livre à cette activité. »
Mathieu Zagrodzki, chercheur en Sciences politique franco-polonais, associé au CNRS
Serane Lliranes et Yoan Laurent, deux touristes français, âgés de 24 et 25 ans, n’auraient pas laissé passer leur chance de s’essayer au tir à l’arme automatique. « En France on ne peut pas le faire aussi facilement, c’est une expérience à faire en Pologne », confie le jeune homme. Les deux Bretons ont pu essayer, entre autres, un pistolet de calibre 9 millimètres, mais surtout une M4-22, l’un des fusils d’assaut historique de l’armée américaine. En France, les armes de ce calibre sont totalement interdites.
En Pologne, le tir est une activité populaire. Varsovie compte 16 stands de tir pour 1,8 millions d’habitants, contre seulement 10 à Paris et ses 2,1 millions d’habitants. Mathieu Zagrodzki, chercheur en Sciences politique franco-polonais, associé au CNRS, explique : « La période communiste, qui s’est achevée il y a seulement trente ans, était marquée par une forte militarisation, les jeunes étant initiés au tir. Cela ne suscite pas l’étonnement quand on dit que l’on se livre à cette activité. »
Pilote, influenceur et tireur
Le stand « PM Shooter » est le petit royaume de Marcin Fedyna, un entrepreneur polonais de 41 ans. Sur sa page Facebook, sa chaîne Youtube ou son site Internet éponyme, Marcin semble vivre plusieurs vies. Il est à la fois chef d’entreprise, influenceur « lifestyle » ou encore pilote de course semi-professionnel. Il tire la majeure partie de ses revenus du stand de tir. Même si, pris par sa passion onéreuse pour le sport automobile, Marcin Fedyna n’est pas souvent assis dans son bureau froid, aux murs gris et sans décoration, à côté du couloir qui mène aux pistes de tir. L’homme de 41 ans au blouson noir, jean moulant et baskets neuves, contraste avec l’austérité du lieu. « Mon associé est expert en armes à feu, et moi je m’occupe du business », explique-t-il, avant d’avouer que « ça marche vraiment bien ». Sans vouloir s’étendre plus sur la question, laissant son train de vie parler pour lui.
L’inflation liée à la guerre en Ukraine n’a pas épargné les amateurs de tir. Chez « PM Shooter », on est passé de 35 appels par jour à 200 pendant les premières semaines du conflit, car les gens voulaient apprendre à se défendre. Mais, en même temps que l’afflux de demande, « les coûts aussi ont aussi explosé », confie le patron. En quelques semaines, le prix des balles a doublé, et l’acquisition de nouvelles armes était « presque impossible ».
Employant dix personnes à temps plein et cinq à temps partiel, son stand de tir est selon lui « le meilleur de la ville », parce qu’il est basé sur le divertissement : « Ici, on va au stand de tir comme on va au cinéma. » L’âge minimum pour tirer ? Il refuse d’en donner un. En Pologne, aucun âge minimum n’est fixé par la loi.
« L’important c’est de pouvoir tenir l’arme correctement. A partir de là tu peux tirer. Vers 10 ans c’est bon généralement… »
Marcin Fedyna, co-propriétaire du stand de tir « PM Shooter »
Wojciech Stefańczyk, 55 ans, a emmené son fils Jan, 12 ans, tirer pour la première fois. « C’est moi qui ai eu l’idée, mais c’est un grand joueur de Fortnite, donc il a l’habitude de tirer », ironise le consultant en e‑commerce. Lui a été initié au tir au collège, lors de classes de défenses civiques sous le régime communiste. Il a redécouvert la pratique lors d’une session de team-building avec ses collègues : « Il n’y a pas beaucoup d’autres choses à faire à Varsovie. » Avec sa petite taille et son corps chétif, son fils Jan a du mal à suivre les conseils de l’instructeur, il s’y reprend à cinq fois pour réussir à manier correctement l’arme ultime du « pack débutant », une AR-15 modifiée. Cette arme a été utilisée dans la plupart des fusillades récentes aux Etats-Unis. Le père a promis à son fils qu’il pourrait revenir avec ses copains.
Target Creators : des amateurs professionnels
La nuit est tombée depuis longtemps dans la petite ville de Ząbki, à 10 kilomètres à l’est du « PM Shooter ». C’est là que se trouve le Strzelnica Mex Shooting Range & Club, un stand de tir fréquenté par des tireurs confirmés, des habitués. Sur le parking, Paweł, un ingénieur en mécanique de 43 ans, discute avec Michał, directeur d’une école de langues, âgé de 35 ans. Les deux hommes, comme leur douzaine de camarades, ont tous une vie et un métier tranquilles. Ils sont consultants, fonctionnaires ou chauffeurs, mais une fois par semaine, ils sortent leur équipement militaire et se réunissent pour s’entraîner, de 19 heures à 21 heures, malgré la hausse des prix. Ce hobby coûte cher. « Aujourd’hui, il faut compter 5 000€ d’investissement pour démarrer », détaille Paweł.
Le groupe Target Creators compte une centaine de membres répartis en plusieurs groupes. ©Polska/Antoine Margueritte
Tous sont membres de Target Creators, un groupe d’entraînement aux allures quasi-professionnelles. Ils suivent les ordres de Wojciech Łacny, son fondateur. Physique imposant, longue barbe et cheveux rasés de près : l’instructeur de tir de 43 ans est un ancien membre du JWK, unité de commandos militaire polonais, équivalent de nos bérets verts français. Il leur apprend à tirer, à se déplacer et à communiquer. Bref, les bases pour devenir un bon soldat. On est loin de l’ambiance familiale du « PM Shooter ».
Cet argent dépensé, ce temps passé à se former ne sont pas pour défendre la Pologne. Pourtant, ils auraient toutes les compétences requises, mais jurent de ne pas avoir peur d’une potentielle invasion russe. Ils sont là uniquement « pour le fun », moyennant 200 euros par mois. C’est le prix de la camaraderie et des rires à chaque entraînement : trentenaires et quinquagénaires se vannent volontiers entre les exercices, et les moins performants doivent faire vingt pompes de punition. Partiront-ils au combat en cas de guerre ? L’instructeur barbu, qui charge son SUV après l’entraînement, est sûr de lui : « Il n’y a pas à avoir peur. Si les Russes sont assez bêtes pour attaquer la Pologne, la Pologne n’a pas besoin de nous : il y a toujours l’OTAN. »
*Le prénom a été modifié