Morsing à Varsovie : plongée en eau glacée

Aus­si dan­gereux que béné­fique, le mors­ing est une dis­ci­pline dev­enue très pop­u­laire depuis le con­fine­ment en Pologne. Aux alen­tours de Varso­vie, les bains glacés sus­ci­tent l’euphorie des baigneurs et attirent des mil­liers de Polon­ais.

À l’Ouest de Varso­vie, après 20 heures, la nuit se mêle au froid dans le quarti­er tran­quille de Bemowo. Au milieu de l’obscurité, l’étang Glini­an­ki Szna­j­dra, recou­vert d’une couche de glace, abrite une bande de mors­es : surnom des baigneurs en eau gelée. La tem­péra­ture extérieure n’excède pas zéro degré, le vent agresse la peau, pour­tant, tous sont déjà en mail­lot de bain. « Ça va aller, il fera meilleur dans l’eau », assure Ivana grelot­tante au moment de se chang­er. Douze amis du Warsza­ws­ki Klub Rogat­ego Mor­sa se motivent au rythme de Bel­la Ciao. « Ce soir, on célèbre à la fois la Saint-Valentin et le Jeu­di gras polon­ais avec les beignets », aver­tit Ivana, qui a tout cuis­iné. Si se réu­nir en plein hiv­er pour s’offrir un bain glacé entre amis sem­ble insen­sé, en Pologne c’est une pra­tique répan­due qui porte un nom : le mors­ing. Le but ? Se jeter dans l’eau gelée et y rester plusieurs min­utes. Des mil­liers de Polon­ais remet­tent à la mode cette anci­enne tra­di­tion. Plus il fait froid, plus ils aiment.

Les plus jeunes à se jeter dans l’eau glacée sont par­fois des enfants accom­pa­g­nés de leurs par­ents, quand les plus anciens sont des vétérans. @Polska/Souheil Khairi

Eux sont con­sid­érés comme des rad­i­caux de la pra­tique. « Il y a deux écoles, explique Michał, com­mer­cial dans la cap­i­tale. Ceux qui por­tent un bon­net, des gants et des chaus­sons pour pro­téger leurs extrémités, mais ce sont un peu des tricheurs, dit-il en souri­ant. Et puis il y a nous. On y va le plus dévê­tu pos­si­ble. Notre corps saura nous dire quand sor­tir. » Se mouiller la nuque serait trop pré­cau­tion­neux, la plu­part choi­sis­sent de se jeter un seau d’eau froide sur le corps avant de plonger. Au départ, le cœur s’emballe pen­dant plusieurs sec­on­des avant de redescen­dre pro­gres­sive­ment. Sur­veil­lés par les cygnes blancs, les mors­es polon­ais rient et dis­cu­tent dans l’eau entre cinq à dix min­utes. Une fois sor­tis, ils se retrou­vent près du feu, avec un verre de vin chaud et des beignets au whisky. « Quand il fait froid comme ce soir, c’est plus sim­ple à encaiss­er, lâche Sebas­t­ian, trem­blotant. Il n’y a pas de dif­férence de tem­péra­ture avec l’extérieur. » Pourquoi s’infliger cette mor­sure du froid à la place d’un bon dîn­er entre amis ? Réponse unanime : « Parce qu’on peut c’est pos­si­ble ! ». Il y a encore trois ans, « on était sou­vent perçus comme des dingues un peu à la marge », se sou­vient Michał, déjà rha­bil­lé à peine sor­ti de l’eau. C’était avant que le mors­ing ne devi­enne pop­u­laire.

« Pendant la pandémie, c’est devenu un sport national »

Même si la baig­nade dans les bains glacés est pra­tiquée depuis des siè­cles en Pologne et dans les pays voisins, c’est en 2020 que la pra­tique s’est dévelop­pée. « Tout a changé au moment du con­fine­ment, se remé­more Michał. Pen­dant la pandémie, c’est devenu un sport nation­al. » Sans salles de sport, ter­rains de foot et piscines, les lacs polon­ais sont revenus à la mode. « Pour sor­tir dans les rues ou dans les mag­a­sins, il fal­lait un motif val­able. Cepen­dant, pour aller dans les parcs, aucune attes­ta­tion n’était demandée, per­son­ne ne se fai­sait arrêter », se rap­pelle Tomasz tout en faisant cuire sa saucisse au-dessus du feu. « À ce moment-là, c’était un vrai boom ! Tout le monde s’y est mis ». Lui pra­tique le mors­ing depuis qu’il est jeune et a vu débar­quer tout un pays dans son univers. « C’est devenu viral sur les réseaux soci­aux. Les gens se mar­raient d’être des mors­es. »

Le Warsza­ws­ki Klub Rogat­ego Mor­sa compte presque 4 000 abon­nés sur ses réseaux soci­aux. @Polska/Souheil Khairi

Pour ses fidèles, comme Michał, la pop­u­lar­ité de la dis­ci­pline résulte de son acces­si­bil­ité : « Tu n’as besoin de rien. Aucun équipement n’est néces­saire. Il s’agit de toi, ton corps et un peu de courage ». Depuis, des clubs ont vu le jour dans toutes les villes à tra­vers la Pologne. Beau­coup de débu­tants ont per­sévéré même après le con­fine­ment, comme une addic­tion spir­ituelle. « Ce que je cherche ici ? s’interroge Tomasz emmi­tou­flé sous sa veste polaire rouge. Hé bien, ce que je fais me rend heureux ! »

Les hormones du bonheur

On dit sou­vent que le bon­heur se cache dans les choses sim­ples. En Pologne, il se dis­simule peut-être sous la glace. Le mors­ing a de nom­breux bien­faits sur l’être humain, tant sur le plan physique que psy­chologique. Valer­jan Romanovs­ki est un sci­en­tifique polon­ais, recon­nu pour ses nom­breux records de résis­tance au froid extrême. Il a entre autres passé plus de trois heures au con­tact de la glace en restant immo­bile. Dans le hall de l’hôtel Mer­cure à Varso­vie, il est le seul à se présen­ter en t‑shirt et en san­dales alors qu’il fait trois degrés à l’extérieur. « C’est bien con­nu que le froid pos­sède des atouts de régénéra­tion pour notre corps », explique-t-il. « Notam­ment sur la cir­cu­la­tion san­guine et les douleurs. Mais en plus de soign­er notre corps, le froid peut aus­si amélior­er notre san­té men­tale. Il aide à lut­ter con­tre des addic­tions telles que l’alcool, les drogues ain­si que la dépres­sion. »

Valer­jan Romanovs­ki est déjà resté jusqu’à six heures dans l’eau gelée, un record mon­di­al. @Busko Trav­el

Les bien­faits du froid sur l’organisme de l’être humain sont aus­si con­nus que la méth­ode Wim Hof, inven­tée par le Néer­landais du même nom (surnom­mé « l’Homme de glace ») et appliquée par des cen­taines de sportifs pro­fes­sion­nels à tra­vers le monde. Chez les adeptes du mors­ing à Varso­vie, il est con­sid­éré comme une référence dans l’art de se con­fron­ter au froid. Sa méth­ode se base sur des tech­niques res­pi­ra­toires et de médi­ta­tion pour réduire le stress et main­tenir la bonne humeur. « Une fois dans l’eau glacée, tu ne pens­es à rien d’autre qu’à l’instant présent, décrit Valer­jan. Ton esprit se con­cen­tre sur le dan­ger que représente le froid, tu n’as pas d’autre choix que de te focalis­er sur ton souf­fle. » Preuve que la Pologne est une référence en la matière, les camps d’entraînements de Wim Hof se trou­vent au milieu des monts polon­ais.

Au moment de se resservir en vin chaud, Sebas­t­ian évoque ses baiss­es de moral : « Par­fois, les gens sont tristes, déprimés, ils vien­nent avec nous et ça les soulage. Ils peu­vent rel­a­tivis­er. C’est comme une cure. Tu te rends compte que tes soucis ne sont pas la fin du monde. » Cet aligne­ment du corps et de l’esprit per­met de « réduire le stress et mieux gér­er la pres­sion dans mon tra­vail », con­fie Michał. Quand on entre dans l’eau glacée, le cerveau et le corps réagis­sent comme s’ils étaient un dan­ger. Cela force l’organisme à libér­er des hor­mones comme les endor­phines qui con­fèrent joie et force. Mais atten­tion, tous ceux qui ont testé sont unanimes, il faut être prêt et cer­tain de vouloir le faire.

Le risque zéro n’existe pas

Mal­gré tous ces atouts, se plonger dans des eaux gelées peut aus­si avoir son lot d’inconforts. « Les autres se moquent de moi parce que lorsque je sors, tout mon corps trem­ble pen­dant au moins trente min­utes, rigole Sebas­t­ian, père de deux enfants. Mais je n’ai pas froid, je ne com­bats pas cette sen­sa­tion, je l’accueille. » Par­fois, cer­tains se coupent avec de la glace sans le sen­tir. « Un jour, un gars s’est fait une belle cica­trice à la main avec la hache qui sert à bris­er la classe, il n’a même pas hurlé », se sou­vient Michał en quit­tant le lac dans la pénom­bre. L’hypothermie, le prin­ci­pal dan­ger, n’est pas si rare. Mar­ta s’est jointe aux mors­es l’an dernier avec ses amis : « Le lende­main, j’ai ter­miné à l’hôpital. Je ne pou­vais pas me lever et j’avais du mal à respir­er. Les médecins m’ont diag­nos­tiqué une forme d’hypothermie. » Une fois dans l’eau, la tem­péra­ture du corps baisse 25 fois plus vite que dans l’air. En restant trois heures au con­tact de la glace, la tem­péra­ture cor­porelle de Valer­jan Romanovs­ki était descen­due à 33 degrés. La plu­part de ceux qui pra­tiquent le mors­ing préfèrent le faire en groupe, pour des raisons de sécu­rité.

Une histoire de tradition

Le groupe organ­ise égale­ment des ran­don­nées en short dans les mon­tagnes du pays. @Polska/Souheil Khairi

Dans les pays d’Europe cen­trale et ori­en­tale, en Scan­di­navie ou chez les ortho­dox­es, les bains glacés sont sou­vent affaire de tra­di­tion. Depuis des siè­cles, des Polon­ais par­tent se baign­er dans les vagues de la mer Bal­tique, au nord du pays, pour célébr­er la nou­velle année. Depuis 2004, un événe­ment réu­nit des mil­liers d’adeptes autour de célébra­tions dans la ville de Miel­no. Récem­ment, la ville est même entrée dans la Guin­ness Book des records pour avoir rassem­blé le plus de nageurs en eau glacée. D’après Valer­jan: « Il y a plus d’un siè­cle, il n’y avait même pas d’eau chaude ici. Les hivers de nos ancêtres étaient plus durs. Le froid fai­sait par­tie inté­grante de leur vie. »

À Varso­vie, comme ailleurs en Pologne, le « mors­ing » est pra­tiqué par toutes les généra­tions. Les plus jeunes sont des enfants accom­pa­g­nés par leurs par­ents, et les plus anciens des vétérans avancés. « La pre­mière fois que mes enfants sont venus au lac, ils avaient deux ans, indique Sebas­t­ian en mon­trant une pho­to de sa fille. C’est quelque chose qui se trans­met. » Généra­tion après généra­tion, les Polon­ais entre­ti­en­nent et chéris­sent leur rela­tion sin­gulière avec le froid. « On nous apprend trop sou­vent à le haïr, affirme Valer­jan, l’homme qui a par­cou­ru 500 kilo­mètres à vélo sous ‑50 degrés. Mais le froid est juste un fac­teur, tout comme la chaleur, le vent, la lumière du soleil. C’est à nous d’apprendre à faire un avec notre corps pour accepter le froid. Le mors­ing est un de ces proces­sus. »

Les baigneurs con­cen­trent leurs activ­ités entre novem­bre et mars. @Polska/Souheil Khairi

Same­di matin, pour leur qua­trième ses­sion de la semaine, le ther­momètre affiche une tem­péra­ture extérieure de neuf degrés, quand l’eau pointe à qua­tre. Pour ces givrés de la baig­nade, aujourd’hui, c’est presque trop chaud.