« Être juif, j’ignorais ce que cela voulait dire » : à Varsovie, des Polonais sur les traces de leurs origines

Des papiers retrou­vés par hasard dans un gre­nier, des zones d’ombres dans leur passé famil­ial qui intriguent, des révéla­tions après des années de silence… les his­toires dif­fèrent. Mais aujourd’hui encore, 80 ans après l’extermination des Juifs, des Polon­ais décou­vrent leur judéité effacée.

Depuis quelques mois, Jakub Klepek, jeune Polon­ais de vingt-qua­tre ans, avait pris l’habitude de pass­er ses ven­dredis soir à la syn­a­gogue ortho­doxe de Noz­ick. Ce soir-là, le voici pour­tant célébr­er shab­bat aux côtés de la com­mu­nauté juive pro­gres­siste Beit Pol­s­ka. Au milieu des habitués en tenue décon­trac­tée, lui porte un cos­tume noir, agré­men­té d’une cra­vate de la même couleur. Le jeune homme a vis­i­ble­ment inté­gré les codes ves­ti­men­taires des pre­miers. Assidu durant l’office, son regard oscille entre celui du haz­zan — le chantre — et le livret de prière. Il veille à pronon­cer cor­recte­ment cha­cun des mots hébreux traduits en phoné­tique, exé­cute avec sérieux la choré­gra­phie religieuse de la prière de shab­bat. Sa voix est moins assurée que celle des autres : son inex­péri­ence le trahit par­fois. Pour cause, Jakub Klepek a com­pris il y a deux ans qu’il était d’origine juive : la famille de son père l’était.  Selon la Halakha – la loi rab­binique –, le jeune homme ne l’est donc pas. Qu’importe, il a pour pro­jet de le devenir.

La com­mu­nauté juive pro­gres­siste de Beit Pol­s­ka existe depuis 1999 ©Polska/Mattias Cor­ras­co

« J’ai enfin compris qui j’étais »

Un sim­ple test ADN* aura suf­fi à lever ses doutes. « Tu sais que si le résul­tat s’avère con­clu­ant, il pour­rait chang­er ta vie ? », l’avait mis en garde son père, qui l’avait éduqué dans le chris­tian­isme. Jakub l’a pris au mot. « Lorsque j’ai appris la nou­velle, je suis par­ti étudi­er à Her­zliya, en Israël ». Là-bas, il prof­ite des nuits fes­tives de Tel-Aviv et de Jérusalem. Les jours, il sèche par­fois ses cours de rela­tions inter­na­tionales pour dis­cuter avec des rab­bins. « Être juif, je ne savais pas trop ce que cela voulait dire. En Pologne, on n’apprend pas grand-chose là-dessus. Depuis, je veux tout com­pren­dre. C’est comme si j’avais enfin com­pris qui j’étais ». Il pro­jette de se con­ver­tir, de se mari­er à une femme juive pour avoir des enfants de la même reli­gion. Émi­gr­er en Israël, sûre­ment. De ses véri­ta­bles orig­ines en revanche, il ne sait trop rien. Sa famille venait de Lublin, ville de l’est-Polonais où une impor­tante com­mu­nauté juive était instal­lée. « Je ne sais pas s’ils ont été exter­minés, où s’ils ont “polin­isé” leur nom. Mon père ne les con­naît pas ». Jakub pense que son pater­nel en sait plus qu’il ne lui dit. Mais en Pologne, les his­toires juives sont les plus dif­fi­ciles à racon­ter. Le père a tout de même fait un test ADN. Il célèbre désor­mais shab­bat, lui aus­si. 

A droite, Jakub Klepek a pour pro­jet de se con­ver­tir au judaïsme ©Polska/Mattias Cor­ras­co

Avant la sec­onde guerre mon­di­ale, la Pologne comp­tait 3,5 mil­lions de per­son­nes de con­fes­sion juive, soit près de 10% de sa pop­u­la­tion. Aujourd’hui, ils ne seraient que quelques mil­liers. « Glob­ale­ment, nous n’en savons rien », déplore Kon­stan­ty Gebert, ancien jour­nal­iste du quo­ti­di­en de gauche Gaze­ta Wybor­cza et intel­lectuel juif polon­ais. « Au sor­tir de la sec­onde guerre mon­di­ale, des cen­taines de mil­liers de sur­vivants juifs polon­ais – exter­minés à 90% par les nazis – ont caché leur iden­tité pour se pré­mu­nir de l’antisémitisme ambiant. Ils n’ont rien dit à leurs enfants, et ces derniers n’ont rien eu à dire aux leurs », pour­suit-il. L’ère sovié­tique y aura égale­ment été pour beau­coup : le gou­verne­ment, glob­ale­ment hos­tile aux reli­gions, a incité les juifs à “polonis­er” leur véri­ta­ble nom de famille, en mod­i­fi­ant la con­so­nance juive. Une cam­pagne anti­sémite, en mars 1968, incite d’ailleurs 20 000 per­son­nes à quit­ter le pays.

Dans son apparte­ment aux allures de bib­lio­thèque, l’ancien mil­i­tant de Sol­i­darnosć énumère ces dif­férentes phas­es pen­dant lesquelles des Polon­ais se sont décou­verts juifs. D’abord les années 1960, où nom­bre de ses amis ont appris de la bouche de leurs par­ents leur véri­ta­ble ascen­dance. Puis au début des années 1980 où, dans un pays « homogène à mourir, se décou­vrir juif don­nait l’avantage d’être exo­tique ». Enfin, la chute du com­mu­nisme mar­que le temps des « décou­vertes par hasard ». Par­fois de vieilles pho­tos et doc­u­ments en yid­dish sont retrou­vés dans les car­tons d’un gre­nier. D’autres fois, les con­fi­dences sont effec­tuées sur un lit de mort. « Les récentes décou­vertes ne se traduisent que très rarement par un accès à la vie juive : elles sont le plus sou­vent inter­prétées comme un détail intéres­sant de la vie famil­iale », explique-t-il.

Kon­stan­ty Gebert a con­tribué à la créa­tion d’une « ligne télé­phonique juive » dans les années 1990 ©Polska/Mattias Cor­ras­co

Depuis son fau­teuil, Kon­stan­ty Gebert se remé­more qu’il a lui-même par­ticipé à ce tra­vail d’identité. Dans les années 1990, il con­tribue à met­tre en place la « ligne télé­phonique juive ». Des psy­cho­logues recueil­lent les inquié­tudes des « nou­veaux juifs » : « la ligne a aidé des dizaines de per­son­nes ».

« Mon identité juive est celle d’une douleur liée à l’extermination »

Maria Kruczkows­ka a peut-être un regret : que sa mère ne lui ait jamais avoué de son vivant sa véri­ta­ble iden­tité. Depuis son apparte­ment au papi­er peint vieil­li de la rue Bars­ka, à quelques min­utes du cen­tre-ville de Varso­vie, la jour­nal­iste de soix­ante-douze ans sem­ble tou­jours émue. À la mort de sa mère, Maria et sa sœur récupèrent de l’Institut Juif de Varso­vie une « dépo­si­tion » de trois pages. « Mon vrai nom est Horowitz », est-il écrit dès la pre­mière phrase. « J’ai décou­vert tar­di­ve­ment que ma mère m’avait men­ti. C’é­tait désagréable. Était-ce une rela­tion fausse ? », s’interroge la sep­tu­agé­naire dans un français par­fait appris à Paris, lorsque son père, y tra­vail­lait. Assise au milieu de sa cui­sine, cares­sant ses chats, elle rel­a­tivise. « Maman ne voulait pas s’af­firmer juive car c’é­tait choisir un sort de per­sé­cuté ». Elle, mil­i­tante com­mu­niste de la pre­mière heure mar­iée à un diplo­mate sovié­tique, avait fui le ghet­to de Varso­vie après l’arrivée des Alle­mands en Pologne. De ses ancêtres juifs ne sub­sis­tent que quelques pho­tos.

La mère de Maria Kruczkows­ka a caché ses orig­ines juives tout au long de sa vie ©Polska/Mattias Cor­ras­co

Maria est dev­enue juive, à trente-sept ans. « Pas juive religieuse », elle s’entend. Lorsqu’elle se balade à Muranów, ancien quarti­er du ghet­to de Varso­vie où sa petite fille va à l’école, elle ne peut s’empêcher de se pro­jeter qua­tre-vingts ans plus tôt. Il y a quelques années, elle se rendait chaque mois à Tre­blin­ka, prob­a­ble­ment l’endroit où sa grand-mère « aurait été gazée ». Elle a depuis rejoint l’organisation B’nei b’rth, « les francs-maçons juifs ». « Avant tout ça, j’étais très patri­ote. Je le suis beau­coup moins aujourd’hui. J’ai l’impression que les Polon­ais ne ressen­tent pas la douleur de l’extermination ». En Pologne, le trau­ma­tisme de la sec­onde guerre mon­di­ale et celui de l’Holocauste sont par­fois mis en con­cur­rence. Elle s’en indigne.  

« On m’a demandé :  “et moi je suis qui, maintenant ? ” » 

Les his­toires famil­iales polon­ais­es sont large­ment dom­inées par le flou. Mais à Varso­vie, cer­tains œuvrent à remet­tre de l’ordre dans les mémoires. En vingt ans au cen­tre du pat­ri­moine famil­ial de l’Institut His­torique Juif, Anna Przy­byszews­ka Drozd a vu défil­er des cen­taines de per­son­nes. Des sim­ples curieux, sur les traces de sou­venirs oubliés, aux plus tour­men­tés, en quête d’une iden­tité effacée. Elle les accueille, chaque jour, dans une pièce qui, mal­gré les larges fenêtres, demeure assom­brie. Anna ne le voit pas comme une mis­sion. « C’est mon tra­vail, j’aurais pu être ailleurs », bal­aye-t-elle. « En Pologne, les gens se dis­ent qu’ils sont juifs car il y a quelque chose qu’ils ignorent de leur famille », iro­nise-t-elle. Des juifs, elle en compte 3000 à Varso­vie, « plus un nou­veau chaque jour ».

Depuis vingt ans, Anna Przy­byszews­ka Drozd aide les Juifs de Pologne à retrac­er l’his­toire de leurs ancêtres ©Polska/Mattias Cor­ras­co

Sou­vent on lui demande si l’ancêtre est mort durant l’Holocauste ou durant les pogroms. « N’êtes-vous pas plutôt intéressé par la façon dont ont vécu vos aïeux ? », se plait-elle à rétor­quer. Un brin provo­ca­trice, elle n’en tra­vaille pas moins d’arrache-pied pour recou­vr­er les mémoires trou­bles. Sur son ordi­na­teur, une trentaine d’onglets de base de don­nées sont ouverts. Des archives des jour­naux de l’époque traî­nent un peu partout. Remé­mor­er l’histoire d’une famille est un labeur de four­mis, dans lequel cha­cun est appelé à con­tribuer. « Je leur demande sys­té­ma­tique­ment s’ils sont prêts à explor­er leur passé»

« Je me sou­viens d’un homme à qui l’on avait annon­cé qu’une par­tie de sa famille était juive, et que l’autre était catholique. Il m’a demandé :  “et moi je suis qui, main­tenant ?” J’ai répon­du qu’il était le même qu’il y a cinq min­utes. Il s’est mis en colère, je ne l’ai jamais revu ». Par­fois, la nou­velle est accueil­lie avec cir­con­spec­tion. Anna a un jour retrou­vé la famille israéli­enne d’un homme igno­rant tout de ses orig­ines juives. « Tu pens­es que je devrais aller les ren­con­tr­er ? » lui deman­da-t-il. « Ils sont peut-être sym­pas », a‑t-elle répon­du à l’époque. Remé­mor­er l’histoire famil­iale n’a rien d’anodin et Anna doit par­fois jouer les thérapeutes. « Ici, les gens ont besoin de par­ler ». En vingt années, com­bi­en de per­son­nes a‑t-elle vu pleur­er sur le fau­teuil joux­tant son bureau ? Peut-être un peu moins les années pas­sant. Il y a quelque temps, le sec­ond lui a envoyé une pho­to avec sa famille israéli­enne. « J’ai trou­vé qu’il avait l’air heureux », sourit-t-elle.

* Le judaïsme est une reli­gion et non un attrib­ut déter­miné par une muta­tion ADN. Il est toute­fois pos­si­ble d’obtenir la preuve d’une ascen­dance juive dans ses orig­ines eth­niques. Il existe dif­férentes régions desquelles sont issues des orig­ines juives iden­ti­fiées dans votre ADN, telles que juif ashké­naze, juif séfa­rade (Afrique du Nord), juif éthiopi­en, juif mizrahi (iranien, iraquien) ou juif yéménite.