Éleveurs de pigeons : des racines et des ailes

La Pologne est le pays d’Europe qui compte le plus de colom­bophiles. Aux côtés de ces éleveurs qui bichon­nent leurs oiseaux, on décou­vre un monde de plumes et de roucoule­ments, où les pigeons suiv­ent un pro­gramme d’entraînement quo­ti­di­en et pren­nent même des com­plé­ments ali­men­taires. 

Poudre de bet­ter­ave, sels de bain, vit­a­mines, jus de sureau. On déniche tous ces arti­cles dans les rayons de la bou­tique polon­aise Sklep Gar­lacz. Sauf que ce n’est ni une para­phar­ma­cie ni un insti­tut de beauté, mais une bou­tique spé­cial­isée en pro­duits pour pigeons. « Éleveurs de pigeons de com­péti­tion et de pigeons d’ornement, vous trou­verez tout ici », promet l’affiche de la devan­ture. 

Arka­diusz Niełac­ny — il se fait appel­er Arek — a ouvert son mag­a­sin l’année dernière. Ce polon­ais de 26 ans a investi le garage de la mai­son où il vit avec son père à Ostrzeszów, dans le Sud-Ouest de la Pologne. Six larges étagères en métal, des cen­taines de fla­cons de com­plé­ments ali­men­taires et quelques tonnes de grain plus tard, le garage est devenu l’échoppe sur­chargée où se croisent les colom­bophiles du coin. Et ça marche. « Plus que ce que à quoi je m’attendais », recon­naît Arek. C’est que le marché est prop­ice : plus de 40 000 éleveurs de pigeons de com­péti­tion – la plus grande fédéra­tion d’Europe — et 3 000 éleveurs de pigeons d’ornement sont enreg­istrés en Pologne. Les pre­miers entraî­nent des pigeons rapi­des et élancés pour qu’ils bril­lent dans les cours­es organ­isées en Pologne et dans toute l’Europe au print­emps. Les sec­onds dor­lotent des oiseaux plus dodus aux plumes col­orées, comme ils s’occuperaient de lap­ins ou de per­ruch­es. 

Arek pro­pose plus de 50 mélanges de grain à la vente.  Ses clients peu­vent par exem­ple repar­tir avec le « mélange d’emplumement, par­fait pour la péri­ode de change­ment de plumes », qui con­tient 20 céréales dif­férentes, ou le « mélange super énergé­tique spé­cial pigeon de course long vol », avec qua­tre types de maïs et sup­plé­ment pro­téine. ©Polska/Camille Poulain

Faire d’un pigeon un champion

Les pigeons de course, c’est le domaine de Woj­ciech Lib­n­er. Un des meilleurs éleveurs de la région. Il habite à une quin­zaine de kilo­mètres de chez Arek, dans une bâtisse imposante du cen­tre de Kep­no. Woj­ciech a 50 ans, 400 pigeons, et 40 ans d’élevage der­rière lui. Une vie de colom­bophilie. Et ça se voit : partout autour de lui bril­lent des trophées dorés, gag­nés par ses meilleurs pigeons. À côté de sa télé dans le salon, devant sa pho­to de mariage dans la cham­bre d’ami, sur les étagères dans son entre­prise de plomberie, ou dans la pièce de sa mai­son qui leur est spé­ciale­ment des­tinée.

Les pigeons de Woj­ciech ont été 100 fois pre­miers d’une course depuis qu’il en élève. ©Polska/Camille Poulain
En 2014, un de ses oiseaux s’est dis­tin­gué 2e pigeon de Pologne dans la caté­gorie moyenne dis­tance. « C’est mon meilleur sou­venir d’éleveur » lâche Woj­ciech dans un sourire. ©Polska/Camille Poulain

Pour attein­dre un tel pal­marès, Woj­ciech passe trois à six heures par jour à chou­chouter ses pigeons. « Il faut nour­rir les oiseaux, les laver, les vac­cin­er, les peser… Et puis, à par­tir d’avril, les entraîn­er », détaille-t-il. Avril, c’est le début de la « sai­son ». Jusqu’en août, les éleveurs s’affrontent sur une quin­zaine de cours­es de courte (120–300 km), moyenne (300–500km) ou longue dis­tance (500–800 km). Tous les dimanch­es ou presque, des mil­liers de pigeons sont lâchés et retour­nent vers leurs pigeon­niers respec­tifs. Ils sont pucés. C’est à celui qui sera le plus rapi­de. Ils détectent le champ mag­né­tique de la terre comme les oiseaux migra­teurs, se repèrent avec le soleil et filent jusqu’à 120 km/h. 

Cette année, Woj­ciech a eu un bon mer­ca­to. Il a acheté un des petits fils du pigeon belge Arman­do : star mon­di­ale des cours­es de longue dis­tance et pigeon le plus cher au monde. En 2019, Arman­do a été acheté aux enchères 1,25 mil­lions d’euros par un investis­seur chi­nois. Les belges ont his­torique­ment les meilleurs pigeons. Woj­ciech attend les pre­mières cours­es pour savoir si son nou­veau coureur aura hérité de la vitesse de son grand-père. ©Polska/Camille Poulain

Tous les éleveurs ont leurs astuces pour se dis­tinguer lors des cours­es. « Très peu d’éleveurs sont pro­fes­sion­nels, mais la clef, c’est de s’occuper de ses pigeons absol­u­ment tous les jours, avant et après le tra­vail », assure Woj­ciech. Alors, pen­dant la sai­son, il con­duit chaque matin sa troupe à 40 kilo­mètres du pigeon­nier. Charge à eux de retrou­ver leur chemin. À une cen­taine de kilo­mètres au sud ‑à vol de pigeon‑, les oiseaux du con­cur­rent de Woj­ciech, Kamil Weber, suiv­ent un entraîne­ment sim­i­laire. Kamil, 34 ans, est his­to­rien. Alors à par­tir d’avril, pour tout con­cili­er, il est debout tous les matins à cinq heures. D’abord, faire vol­er les mâles. Et puis, séparé­ment, les femelles. « Il est impor­tant de sépar­er mâles et femelles avant les cours­es. Ils veu­lent se retrou­ver et c’est une moti­va­tion sup­plé­men­taire pour vol­er plus vite ! Au retour des cours­es, on les rassem­ble dans la même volière ». Tous les pigeons con­courent ensem­ble quelque soit leur sexe, sans dif­férence notable de per­for­mance. À part sur les vols de longue dis­tance, où les femelles sont sou­vent les plus endurantes.

Et pour pré­par­er son escadron, il ne faut pas oubli­er une ali­men­ta­tion digne de sportifs de haut niveau. Les pigeons de Kamil par exem­ple ont droit à « des huiles essen­tielles pour décon­ges­tion­ner les voies res­pi­ra­toires, du fer act­if pour favoris­er l’oxygénation pen­dant l’effort, et des pro­téines, pour repren­dre du poids après la course ». Woj­ciech ne démen­ti­ra pas l’importance de la nutri­tion. D’ailleurs, quand il fait vis­iter son pigeon­nier à Kep­no, il cache vite la feuille A4 accrochée au mur qui détaille les mélanges de grains et les com­plé­ments dont sont nour­ris en ce moment ses oiseaux. « Ça, c’est ma recette secrète », s’amuse-t-il.

Woj­ciech ne recon­naît pas cha­cun de ses pigeons, mais ils sont bagués et numérotés. Il référence leurs lignées sur cinq généra­tions. ©Polska/Camille Poulain

Pigeons postaux

Tous ces efforts sont néces­saires pour exis­ter dans un pays où la com­péti­tion est féroce et la tra­di­tion colom­bophile bien enrac­inée, même si elle a été bal­lotée par l’histoire. L’élevage de pigeons voyageurs com­mence au vingtième siè­cle avant d’être bru­tale­ment inter­rompu par les deux guer­res mon­di­ales. « Quand en 1915, les alle­mands sont arrivés, ils ont don­né ordre de liq­uider immé­di­ate­ment les éle­vages de pigeon. Ils craig­naient qu’ils ne soient util­isés par des agents russ­es », racon­te Kamil, l’historien colom­bophile, qui tra­vaille notam­ment sur l’histoire des pigeons en Pologne. Nou­veau coup d’arrêt lors de la sec­onde Guerre mon­di­ale : sous l’occupation, l’élevage de pigeons est pas­si­ble de mort. Risque d’espionnage et de résis­tance, encore. Il faut donc atten­dre les années 1950 pour voir la colom­bophilie devenir un sport et les asso­ci­a­tions d’éleveurs se mul­ti­pli­er, surtout dans le sud-ouest du pays. Le milieu reste très mas­culin, et entretenir des dizaines d’oiseaux coûte cher. À l’achat, un bon pigeon peut val­oir déjà plusieurs mil­liers d’euros, ce qui favorise les éleveurs qui ont une tra­di­tion famil­iale. « La plu­part des éleveurs le sont car leur père l’était avant eux », admet Kamil.

Pourquoi tant de temps, tant d’argent investi ? Kamil recon­naît les obsta­cles mais tente d’expliquer : « Avant de le vivre, il est dif­fi­cile de com­pren­dre ce que ressent un éleveur quand, après une journée d’attente, il aperçoit l’ombre dans le ciel de son pre­mier pigeon de retour. Il y a quelque chose de mag­ique et de roman­tique là-dedans ». 

Les pigeons de course d’aujourd’hui sont les héri­tiers des pigeons voyageurs d’hier. D’ailleurs, pigeon de com­péti­tion se dit « gołębi pocz­towych » en polon­ais. Lit­térale­ment « pigeons postaux ». ©Polska/Camille Poulain

Une fois par semaine, le bain !

« Mag­iques », spec­tac­u­laires, pres­tigieuses, les cours­es de pigeons tien­nent le devant de la scène lorsqu’on par­le de colom­bophilie polon­aise. Mais ce serait omet­tre une par­tie des éleveurs : ceux qui choient non pas des pigeons de com­péti­tion mais des pigeons d’ornement. Minori­taires (moins de 10% des éleveurs) et moins pro­fes­sion­nels, ils sont la deux­ième facette de ce monde de pas­sion­nés. 

Arek, le gérant du mag­a­sin spé­cial­isé dans les pro­duits pour pigeons, appar­tient à cette deux­ième caté­gorie. Au fond de l’allée où se dresse sa bou­tique, il élève avec son père Zbig­niew une soix­an­taine de pigeons d’ornement. Des « Pomeran­ian Pouters » plus exacte­ment. Des pigeons aux allures de vieux bour­geois, avec de longues plumes aux pattes et une gorge gon­flée d’air. Ces pigeons-là coû­tent une cen­taine d’euros et ne s’alignent sur aucune course. Ils sont trop lents, trop patauds, et inca­pables de se défendre face aux pré­da­teurs. Ils restent au chaud dans le colom­bier d’Arek. Leur seule sor­tie : quelques foires annuelles, où les plus beaux sont exhibés. 

Le père d’Arek éle­vait déjà des pigeons d’ornement quand il était jeune. Il avait arrêté mais a recom­mencé il y a 10 ans avec son fils.  Quand il pénètre dans le colom­bier, cer­tains se perchent tout de suite sur son épaule ou son poignet. ©Polska/Camille Poulain

Les pigeons d’ornement ne sont pas moins bichon­nés que leurs homo­logues com­péti­teurs. Matin, midi et soir, Arek et son père leur ren­dent vis­ite. Ils pénètrent dans le pigeon­nier, et de con­cert, père et fils roucoulent et sif­flent. Leurs bêtes leurs répon­dent, c’est le début d’un bal­let de claque­ment de plumes, de chants de pigeons et de cordes vocales. Et une fois par semaine, le bain. Arek verse une pré­pa­ra­tion spé­ciale de sels minéraux dans un vieux bac de douche. En quelques sec­on­des, un pre­mier pigeon plus téméraire que les autres vient trem­per ses plumes. Rapi­de­ment suivi par tous ses con­génères. 

« Un pigeon a cinq fois moins de bac­téries sur le corps qu’un être humain, assure Arek. On croit à tort que ce sont des ani­maux sales ». ©Polska/Camille Poulain

Influenceurs pigeons 

« Voilà, c’est ça notre monde », con­clut Arek en cares­sant douce­ment la gorge gon­flée d’une femelle. Mais il n’a pas le temps de traîn­er. Après le bain, direc­tion le vil­lage d’à côté. A 18h30, il retrou­ve Marek Wosiek, le vétéri­naire colom­bophile de la région. Ils ont prévu de tourn­er une vidéo sur les com­plé­ments ali­men­taires pour pigeon pen­dant la sai­son de repro­duc­tion. Ils s’installent pré­cau­tion­neuse­ment dans le cab­i­net de Marek. Devant eux, une table sur laque­lle s’alignent 15 fla­cons en verre. Pen­dant une heure, ils détail­lent les spé­ci­ficités de chaque pro­duit. « Ici, beau­coup de vit­a­mine B, de l’oméga 4 et de l’omé­ga 6. Ces gélules con­ti­en­nent de l’extrait de pois­son, c’est excel­lent avant la péri­ode de vac­ci­na­tion ou quand les pigeons sont en sit­u­a­tion de stress ! »

Marek, le vétéri­naire (à droite sur la pho­to), élève lui aus­si des pigeons. Le rebord de fenêtre de son cab­i­net est recou­vert de trophées. ©Polska/Camille Poulain

Leur dernière vidéo – sur les com­plé­ments ali­men­taires pen­dant la sai­son des cours­es — a car­ton­né. 700 000 vues ! Arek, Marek et Lukasz, l’ami d’Arek qui les filme, ne s’attendaient pas à un tel suc­cès. Ils s’en amusent. « On est entrain de devenir des influ­enceurs pigeon ! »