Restaurants, coiffeurs et temple bouddhiste : à une heure et demie de Varsovie, le village de Wólka Kosowska accueille la plus grande communauté étrangère non européenne de Pologne, les Vietnamiens. Entrepreneurs à succès et jeunes précaires cohabitent. Une même communauté aux destins multiples.
« Toute ma vie, j’ai eu l’impression d’être une particule élémentaire, de flotter entre deux cultures. » Dès le premier regard, la dualité est frappante chez cette polonaise de 16 ans d’origine vietnamienne. Son mètre soixante, son sourire tendre et sa manucure parfaite jurent avec le mot “FIGHT” (“se battre” en français) de son sweatshirt, sa voix grave et sa franchise décomplexée. Lorsqu’on lui demande comment elle se nomme, elle répond par son prénom polonais, Jessica. Son nom vietnamien ? Une légère grimace se dessine sur son visage enfantin. Gia Linh. Elle l’emploie rarement : « Seule ma famille m’appelle comme ça. Les Européens n’arrivent pas à le prononcer. » Comme elle, de nombreux jeunes vietnamiens résidant en Pologne tentent de se construire une identité à l’intersection de deux nationalités : celle de leurs parents immigrés et celle du pays où ils vivent. Entre besoin d’exister et sentiment de mal-être, la jeunesse de la plus grande communauté étrangère non européenne de Pologne essaye de se forger une troisième identité.
« Le corps rappelle toujours les racines. »
Jessica est l’une des 40 000 personnes vietnamiennes vivant sur le territoire polonais. Cette communauté hétérogène se décline en trois générations. La première est arrivée dès les années 1950. Avec pour ambition de renforcer les relations diplomatiques entre États communiste, les élèves les plus brillants du Vietnam étaient envoyés en Pologne. Plus d’opportunités professionnelles ou encore, meilleur niveau de vie, nombre d’entre eux ont préféré faire leur vie ici. Au fil des années, ils ont entretenu une image dorée de cette immigration. Lê Thiet Hung est issu de la deuxième vague. Venu étudier la technologie, l’homme de 52 ans, habillé d’un costume noir et d’une chemise sans aucun pli, est un investisseur puissant dans le pays. « Ce bâtiment aussi est le mien. Dans Varsovie et sa banlieue, je suis partout », fanfaronne-t-il en pointant du doigt un entrepôt au volant de sa BMW blanche. La voiture roule sur l’autoroute du village de Wólka Kosowska, devenu enclave pour les Vietnamiens. Les rues sont désertes. Les seules personnes que l’on croise sont ces femmes habillées en rouge sur d’immenses panneaux d’affichage. Également vice-président de l’association des Vietnamiens en Pologne, Hung reproche à la dernière génération de négliger son héritage asiatique : « Aujourd’hui, les jeunes font tout pour être polonais. Ils en perdent leur identité, mais leur corps leur rappelle toujours leurs racines. »
Perdre son héritage vietnamien jusqu’à en oublier ses origines, c’est la peur de nombreux aînés qui se mobilisent pour conserver leur communauté en Pologne : l’école vietnamienne Lac Lang Quan, le temple bouddhiste Chùa Nhân Hoa, la pagode Thien Phuc et autres établissements ont été construits afin de transmettre cet héritage à la jeune génération. « Le système scolaire permet de mieux se comprendre », explique le directeur de l’école. Depuis 23 ans, plus de 1 000 élèves y apprennent le vietnamien chaque année. Une opportunité en or selon l’investisseur qui s’anime à l’évocation du savoir, comme moyen de préserver ses racines : « L’intégration complète n’est pas nécessaire. Avec cette perte d’intérêt envers leur culture, les jeunes perdent leur libre-arbitre. Comment se définir sans connaissances ? »
S’effacer pour mieux se retrouver
Le dos droit, les épaules dégagées et vêtue d’un tailleur noir, du haut de ses 18 ans, cette lycéenne a déjà de grandes responsabilités : elle est vice-présidente de l’association de la jeunesse vietnamienne en Pologne. Elle se souvient avoir tout fait pour être polonaise, quitte à mettre une croix sur son héritage vietnamien : « Je me teignais les cheveux en blond, je faisais du sport pour avoir une taille marquée comme les européennes et je me maquillais de manière à cacher mes traits asiatiques », explique-t-elle avec un sourire timide. Cette transformation physique l’a aidée à se sentir mieux acceptée par la population polonaise : « J’ai beau parler polonais, parfois, les gens continuent à s’adresser à moi en anglais. Lorsque j’étais blonde, on ne s’adressait à moi qu’en polonais. » Si elle est revenue à sa couleur naturelle, Paulina se retrouve davantage dans la culture polonaise : « J’ai vécu et grandi dans ce pays. Je parle couramment sa langue, je lis sa littérature et connais son histoire. » S’approprier l’identité polonaise n’a, toutefois, jamais été facile. L’écolière se remémore ce moment où elle a dû renseigner sa nationalité lors d’un examen national : « Je n’ai pas su quoi écrire. C’était comme s’il fallait faire un choix. » Polonaise, c’est le mot qu’elle a finalement écrit sur le document.
Ne pas savoir où se placer, vivre en ermite, Hiev Nguyen Van le ressent aussi. À la différence de Jessica ou de Paulina, ce serveur de 23 ans n’est pas né en Pologne. Il a immigré en 2019 du Vietnam et se souvient encore de sa désillusion : « Lorsque je suis arrivé, il neigeait. C’était la première fois que j’en voyais. C’était excitant. Mais au bout de trois mois, j’ai regretté cette décision. » Hiev a tenté en vain de s’intégrer. « Je dis que je m’appelle Oliver. C’est plus simple à prononcer et j’adore les olives ! », plaisante-t-il. Mais ses traits asiatiques le trahissent. Des passants l’ont déjà insulté. Hiev s’en moque. Il y a plus urgent. Pour l’instant, il est sans logement fixe et vit dans la cuisine d’une amie. Aucun propriétaire n’accepte de lui louer un logement. « À l’instant où je communique mon identité, ils se rétractent », s’indigne-t-il.
Lorsqu’on interroge l’investisseur Lê Thiet Hung sur les discriminations, un long silence fait office de réponse. Son regard devient fuyant. Il refuse d’en parler parce que « trop anecdotique ». Selon lui, si certains Vietnamiens subissent du racisme, c’est de leur faute. « C’est normal de ne pas apprécier une communauté si celle-ci se comporte mal », justifie-t-il. « En essayant de s’assimiler, les jeunes n’évoquent plus leur culture vietnamienne. Comme s’ils en avaient honte. Ce comportement entretient un rapport de force avec les Polonais. Parler et se documenter sur le Vietnam, c’est combattre le racisme », hausse-t-il les épaules.
Quand le désir de transmettre se confronte à la réalité
« Cette statue représente la divinité Guanyin. Grâce à ses mille bras et ses mille yeux, il voit les malheurs de chacun et leur vient en aide », explique la fille de quinze ans, Tram Ahn Nguyen. Ces mots ne sont pas les siens. Tram Anh se contente de traduire les propos de son père, Quoc Phuong Nguyen, qui ne parle que vietnamien. « Je ne m’intéresse pas au Vietnam », affirme l’adolescente, dont le détachement contraste avec la fierté de son père. Face à l’autel, elle l’imite et salue le Bouddha. Quoc Phuong rassemble ses deux mains devant son visage. Elle le regarde prier mais ne prononce aucun mot. « J’aimerais que mes enfants en sachent plus sur le Vietnam mais je ne peux pas les forcer », se désole l’homme.
La maturité, plus que le savoir, serait-elle l’ingrédient pour se découvrir ? Ça été le cas de la jeune femme de 18 ans, Paulina. Après plusieurs années à cacher ses origines vietnamiennes, elle a finalement décidé d’en apprendre plus sur le Vietnam. « Avant ces recherches, je ne me sentais pas lié à ce pays », explique-t-elle. Selon elle, la langue est la porte d’entrée à ces racines, mais des limites existent : « J’ai un accent lorsque je parle vietnamien. Les gens me font comprendre que je ne ferai jamais vraiment partie du même groupe qu’eux. »
Après le lycée, son amie Jessica prévoit d’étudier l’informatique en Asie. Ce retour dans le pays où ses parents ont fui, elle le redoute : « L’intégration est d’autant plus dure car les gens attendent de nous qu’on s’intègre facilement. » Ce qui est certain, c’est qu’un jour, Jessica quittera la Pologne : « Je ne me vois pas d’avenir dans ce pays. »