À l’école des Batignolles, une enclave polonaise au cœur de Paris

Au 15 rue Lamandé (17ème arrondisse­ment), tout proche du square des Batig­nolles, se cache une « petite Pologne ». Fondée en 1842, l’école, dev­enue un sym­bole de réus­site, accueille près de 1 000 élèves.

Il est 16 h lorsque Syl­wia inter­rompt le cours d’histoire de la « Klasa IV A ». La jeune secré­taire de l’école, cagette en car­ton à la main, Stan Smith aux pieds, ouvre la porte en bois de la petite salle de classe. Ils sont enfin arrivés. « Les beignets, les beignets ! » cla­ment en chœur les douze « 2009 » ; une référence à leur année de nais­sance. Anna, la pro­fesseure, rac­croche alors son sty­lo tac­tile sur le tableau numérique (TBI) pour récep­tion­ner la pré­cieuse car­gai­son. À peine posées sur une table, les douceurs sont pris­es d’assaut par la petite bande. « Un par per­son­ne », martèle l’enseignante qui assure la dis­tri­b­u­tion.

Une dégus­ta­tion de beignets, ou plus exacte­ment, de « pącz­ki », en pleine leçon sur la Pre­mière Guerre mon­di­ale : une scène peu com­mune pour une école. Mais nous sommes ici au 15 rue Lamandé (17ème arrondisse­ment), siège de l’école polon­aise de Paris, en plein jeu­di gras : « Les tra­di­tions, c’est impor­tant », assure la pro­fesseure. « Ce jour mar­que le dernier jeu­di avant le Carême. En Pologne, on déguste pour l’occasion des fawor­ki ou des pącz­ki ». Deux types de beignets dont la teneur en graisse ferait pâlir n’importe quel nutri­tion­niste. Peu importe, pour Patryk, le petit mali­cieux de la bande, l’essentiel, c’est la gar­ni­ture à l’intérieur. « Oh ils sont trop bons ! Surtout, don­nez-moi le vôtre si vous n’aimez pas », lance le garçon­net, la bouche cou­verte de con­fi­ture à la fram­boise. Au fond de la cagette en car­ton, trois beignets orphe­lins. « On fait moit moit, hein ! » avance Szy­mon, l’a­colyte de Patryk. La jeune Kinga se fau­file entre les garçons, saisit un couteau au fond de la cagette, et coupe les trois pącz­ki en parts égales. Patryk ne manque pas une miette de la scène, comme pour véri­fi­er qu’il ne se fait pas lés­er. Chaque élève de la 4ème A emporte avec lui une dernière bouchée en récré. 

Patryk (à droite) et Szy­mon (au cen­tre), ne quit­tent pas des yeux le couteau tenu par Kinga. La jeune fille doit couper les beignets en parts stricte­ment égales. Un véri­ta­ble tra­vail d’orfèvre. ©Pol­s­ka/Anthony Fer­ry

Des profs, un prêtre, une Sœur

Dans la petite cour intérieure pavée, ni cage de foot, ni panier de bas­ket. Avec ses plaques murales hon­o­rant les héros tombés lors de l’insurrection polon­aise de 1870, et les nom­breuses jar­dinières de lierre et de géra­ni­um ornant les fenêtres, le lieu rap­pelle davan­tage une petite place de vil­lage polon­ais qu’une cour d’école. Mais cer­tains signes ne trompent pas… « Attends je ne con­nais pas la choré ! » « T’inquiètes, on va recom­mencer ! » Dos à l’imposant mon­u­ment ren­dant hom­mage au doc­teur Sew­eryn Gałę­zows­ki (« bien­fai­teur » de l’école), smart­phone posé sur le rebord d’une fenêtre, Kinga et Amélia enreg­istrent leur dernier Tik­Tok. Sweat, pan­talon de jog­ging noir et dernières sneak­ers à la mode, les deux meilleures amies passent le temps. « Par­fois, je préfèr­erais pass­er l’après-midi avec mes potes, mais bon, je veux mon bac de polon­ais », lance l’une. « La même », réplique l’autre. Ce bac, ce n’est pas tant pour les débouchés pro­fes­sion­nels que pour maîtris­er la langue des grands-par­ents, celle qu’ils par­lent avec eux l’été, le temps des vacances.

Kinga et Amélia enchaî­nent les choré­gra­phies Tik­Tok pen­dant les récréa­tions. ©Polska/Anthony Fer­ry

À l’école des Batig­nolles, la plus grande des 170 écoles polon­ais­es de l’étranger et la seule à être pro­prié­taire de ses locaux, les cours, dis­pen­sés sur le temps libre des élèves, vien­nent en com­plé­ment de l’enseignement français clas­sique. « C’est d’ailleurs une con­di­tion sine qua non pour pou­voir s’inscrire », pré­cise Syl­wia, la secré­taire, qui tra­verse la cour à toute vitesse pour rejoin­dre le bâti­ment prin­ci­pal. Ici, les élèves, âgés de 6 à 18 ans, sont tous sco­lar­isés dans une école française. Une demi-journée par semaine, « une mat­inée pour les petits », les 6–14 ans, et « une après-midi pour les grands », les lycéens, ces 930 volon­taires venus de toute la région parisi­enne, pra­tiquent le polon­ais, son alpha­bet à 32 let­tres et l’histoire du pays. Des enseigne­ments, assurés par 21 pro­fesseurs, tous employés par l’État polon­ais. Et comme en Pologne, le catéchisme, assuré par un prêtre et une religieuse, est en option.

Au troisième étage, Syl­wia trie pré­cau­tion­neuse­ment les dossiers des élèves. ©Polska/Anthony Fer­ry

« Parfois, j’aimerais bien qu’il y ait quelques voyous »

Couloirs étroits, pein­ture jaune pâle, et car­relage blanc cassé, « c’est le bâti­ment des salles de classe », indique Syl­wia. L’un des trois com­posant l’école. Sur des sup­ports en liège, sus­pendus par des punais­es col­orées, des pho­tos, des poèmes et des dra­peaux polon­ais en dessin ou en papi­er frou-frou. Du blanc, du rouge : les couleurs nationales. Au troisième étage, encore un dra­peau ; soigneuse­ment plié et con­servé dans son étui celui-ci. « Il m’a été offert par le prési­dent de la République de Pologne (Andrzej Duda), ici sur la pho­to avec sa femme », pointe du doigt Kon­rad Leszczyńs­ki, le directeur de cette école, fondée en 1842 par des représen­tants de la Grande Émi­gra­tion polon­aise, à Paris. Dans son bureau, alignés sur des étagères ou accrochés au mur, des dédi­caces, des pho­togra­phies, des trophées. « Tenez. Là, c’est une let­tre de béné­dic­tion du Pape François, envoyée à l’occasion du 175ème anniver­saire de notre école ». Pour obtenir un tel doc­u­ment, l’ancien directeur adjoint de l’ORPEG (cen­tre pour le développe­ment de l’enseignement polon­ais à l’étranger) a dû en faire lui-même la demande.

En poste depuis 2010, l’homme, qui a tou­jours « tra­vail­lé dans l’éducation », n’a pas une sec­onde à lui. « Je com­mence le matin à 6 h 30. Je dois faire toutes les tâch­es du concierge car nous n’en avons pas actuelle­ment, et je ter­mine aux envi­rons de 19 h. » Mais avec un apparte­ment situé juste au-dessus de son bureau, « la journée n’est jamais vrai­ment ter­minée ». Chaque matin, après avoir véri­fié que tous les e‑mails reçus durant la nuit ont obtenu une réponse, il se pose quelques instants, et vapote. Les beignets, apportés plus tôt par Syl­wia, sont les bien­venus. L’occasion de se con­fi­er. « Par­fois j’aimerais bien qu’il y ait quelques voy­ous pour que l’école vive un peu plus, car ici nos élèves sont très studieux. » Et motivés : « Cer­tains élèves se lèvent à 5 h du matin pour venir en cours car ils habitent loin. » À l’instar de Patryk, habi­tant Massy, et qui, du haut de ses 11 ans, enchaîne les trans­ports en com­mun. De la bouche du directeur ou de celles des enseignants, tout le monde vous le dira : « Notre école est un lieu famil­ial. » Et Kon­rad Leszczyn­s­ki n’y est pas étranger. Ce directeur, à l’allure joviale et décon­trac­tée, qui ne porte au tra­vail, ni cos­tume ni cra­vate, a trans­for­mé l’école en « l’ouvrant aux par­ents ». Un con­seil com­posé de six par­ents prend désor­mais part à la vie de l’école. Et ces derniers ne sont jamais bien loin…

Le pan­neau de liège face au bureau du directeur est un con­den­sé de sou­venirs. Comme sa ren­con­tre avec le prési­dent de la République de Pologne, Andrzej Duda (à gauche) et son épouse, Aga­ta Korn­hauser-Duda (à droite), lors de la remise du dra­peau de la Pologne au directeur. Le pré­cieux présent est fière­ment exposé sur une étagère. ©Polska/Anthony Fer­ry

« Inculquer aux enfants l’amour de la Pologne et de la France »

Dans la cave de l’école, située sous le bâti­ment de la loge, en face des salles de classe, Lucy­na Haracz épluche les fac­tures, soigneuse­ment rangées dans son gros classeur rouge. « Voilà, c’est ici que se trou­ve le bureau de la tré­sorière ! » lance-t-elle avec ironie. Poste bénév­ole que cette par­ent d’élève occupe depuis 2009. Dans cette petite pièce, pas plus grande qu’un cagibi, une sim­ple table, sur laque­lle trône une machine à café, fait office de bureau. « Bien que l’école soit gra­tu­ite (elle est entière­ment financée par le min­istère de l’Éducation et de la Sci­ences polon­ais), on demande aux par­ents une petite con­tri­bu­tion de 30 € (soit env­i­ron 25 000 € au total), afin de financer les pro­jets de l’école. » Bal « des 100 jours avant le bac » à l’ambassade, car­naval, marché de Noël de l’école… Près d’une dizaine d’événe­ments sont organ­isés chaque année. « On per­pétue beau­coup de tra­di­tions que j’ai moi-même fêtées, petite, en Pologne, et je veux que les enfants puis­sent aus­si vivre cela. » C’est pour cette rai­son qu’elle s’implique autant. Et ce, en par­al­lèle de sa recon­ver­sion dans le com­merce. S’il en est une qui est incol­lable en tra­di­tions, c’est bel et bien Mał­gorza­ta, la prof d’orthographe…

À quelques pas du bureau de Lucy­na, entre les murs de pierre tail­lée, résonne le bruit stri­dent de la craie sur le tableau vert. C’est là, au cœur de la cave, que se trou­ve sans aucun doute l’une des salles de classe les plus inso­lites de Paris. Une quin­zaine d’élèves suiv­ent atten­tive­ment sa leçon de pisow­n­ia (orthographe en français). La pro­fesseure de 58 ans, enseigne ici « depuis 20 ans ». Celle qui a à cœur « d’inculquer aux enfants l’amour de la Pologne et de la France », se remé­more avec plaisir les tra­di­tion­nelles com­mé­mora­tions du 11 novem­bre (jour de fête nationale polon­aise) sous l’arc de Tri­om­phe. Mais s’il est une cou­tume qu’elle appré­cie, c’est bien celle de la « let­tre de Noël ». Avec la com­plic­ité du fac­teur, l’école envoie ses bons vœux aux 200 habi­tants de la rue Lamandé, chaque fin d’année. Une atten­tion qui rav­it Joce­lyne, dont l’appartement se situe au 50, juste en face de l’école. « La pre­mière fois que j’ai reçu cette carte, j’étais sur­prise. J’ai presque cru à une erreur car ce n’est vrai­ment pas habituel. » Depuis, elle les garde toutes pré­cieuse­ment dans un tiroir de sa com­mode.

Joce­lyne, la voi­sine d’en face, garde pré­cieuse­ment chaque carte de Noël envoyée par l’école. ©Polska/Anthony Fer­ry

« Il y a le confort minimum comme on dit, mais ça suffit »

Ce same­di matin, 8 h 45, alors que seuls quelques promeneurs ont courageuse­ment mis le nez dehors pour sor­tir leur chien, au 15 rue Lamandé, der­rière le mag­nifique por­tail bleu sur­plom­bé par l’Aigle Blanc polon­ais, Maria s’af­faire déjà. « Nor­male­ment, je suis en charge de l’hôtel, mais, vu qu’il manque des employés, on est poly­va­lent ! » Un hôtel ? Le plus grand des trois bâti­ments de l’école, tout de briques rouges et d’ardoise, abrite, out­re la bib­lio­thèque, « douze cham­bres à louer. Sim­ple, dou­ble ou triple ». C’est en prenant l’escalier en bois, cou­vert d’un tapis rouge à motifs et de cuiv­reries en laiton, que l’on se rend dans ces cham­bres. « Il y a le con­fort min­i­mum comme on dit, mais ça suf­fit », lâche la femme de 52 ans en ouvrant la porte de l’une d’elles. Le style sem­ble effec­tive­ment du siè­cle dernier, « mais cha­cun a son coin toi­lettes, ça plait aux étu­di­ants surtout ». 30 € la nuit, à réserv­er directe­ment sur le site de l’école, « un bon plan que l’on trans­met grâce au bouche-à-oreille ». 

Offrir l’hospitalité à celui qui en a besoin, voilà une leçon que pour­rait incul­quer Sœur Eva, dont la salle de classe est vis­i­ble depuis la cham­bre. Appar­tenant à la con­gré­ga­tion du Sacré-Cœur de Jésus, la Polon­aise dis­pense des leçons de catéchisme plusieurs fois par semaine. « Dziś będziemy mówić o prze­bacze­niu » (« aujourd’hui nous allons par­ler du par­don ») écrit la religieuse sur le TBI. Face à elle, des élèves de 9–10 ans, plus que jamais atten­tifs. « Les enfants sont très studieux, car leurs par­ents sont très croy­ants. Ils veu­lent donc com­pren­dre la reli­gion », analyse-t-elle. Studieux, sans doute l’auraient-ils moins été, si, pour par­ler du Carême, Sœur Eva avait apporté les fameux beignets.