À Varsovie, Les Drag Queens prennent « La Pose »

Les Drag queens, ces divas exubérantes qui car­i­ca­turent le genre féminin sont de plus en plus nom­breuses à s’emparer des nuits polon­ais­es. À « La Pose », club en vogue de Varso­vie, leurs per­for­mances font salle comble. 

Sur la petite scène en palette noire, Himeera et sa per­ruque mauve s’avancent. La salle est sus­pendue à ses lèvres. Sur les pre­mières notes de « Voulez-vous couchez avec moi ce soir ? », la Diva harangue les spec­ta­teurs, déjà en transe, en claquant des doigts. Sous une boule dis­co à faire pâlir les années 80, Himeera laisse gliss­er son peignoir en soie rouge et dévoile un busti­er écar­late orné de strass­es : la nuit des Divas a com­mencé. Ce same­di soir, à « La Pose », club en vogue de Varso­vie, les créa­tures bur­lesques se suc­cè­dent sur la piste. Elles enchaî­nent dans­es, play­backs et blagues grav­eleuses pour les spec­ta­teurs en sur­chauffe.  

Depuis deux ans, ces événe­ments hauts en couleur se mul­ti­plient dans les clubs exiguës, comme dans les boîtes de nuits branchées de la cap­i­tale polon­aise. De plus en plus de soirées, mais surtout de plus en plus de drag queens. 

« Drag » vient de l’acronyme anglais « DRess As a Girl » — habil­lé comme une fille — . Le drag show est une pra­tique artis­tique liée à la cul­ture LGBT. À ne pas con­fon­dre avec le trans­formisme — par­o­di­er une célébrité en se gri­mant comme elle — ou avec une tran­si­tion de genre. Tra­di­tion­nelle­ment une drag queen cor­re­spond donc à un homme qui s’invente un per­son­nage, sur­jouant les codes féminins. Himeera, star polon­aise aux 25 000 abon­nés sur Insta­gram, est l’une d’entre elles. 

« Des garçons qui se déguisent en fille… je ne trouve pas ça super drôle. »

« Il y a deux ans, on se pro­dui­sait dans des caves, c’était encore très under­ground, se rap­pelle Himeera, aujourd’hui on a des lieux comme « La Pose » où l’on fait l’affiche ! » Canapés en velours et lumière tamisée, l’établissement n’a pas à rou­gir face au lux­ueux Sof­i­tel, quelques rues plus loin. Sur le tapis rouge qui mène à l’en­trée, les clients se bous­cu­lent en espérant obtenir une place à l’intérieur. Le bar-restau­rant au cœur de Varso­vie est devenu The place to be de la com­mu­nauté LGBT, et pas que. 

Au sous-sol, dans le pub­lic, Sacha, 29 ans, est venue « accom­pa­g­n­er deux copines en cou­ple ». La trente­naire, très bien apprêtée, n’est pas une habituée de ce genre de spec­ta­cles. « J’avais pas mal de préjugés, j’en ai tou­jours, con­fesse Sacha, des garçons qui se déguisent en fille… je ne trou­ve pas ça super drôle. » Quelques min­utes plus tard, elle s’est finale­ment frayée un chemin au devant la scène, et ne perd pas une miette du spec­ta­cle.

Jusqu’à la dernière minute les stars de La Pose répè­tent leurs choré­gra­phies ©Polska/Fantine Dantzer

Deux étages plus haut, dans la par­tie restau­rant aux allures de lounge, Adam, le pro­prié­taire, dîne avec l’homme qui partage sa vie depuis 19 ans, Rafal. Tous les deux gèrent l’établissement depuis 3 ans. Lorsqu’elle était jeune, la mère d’Adam sor­tait déjà dans ce quarti­er de la cap­i­tale. « Elle me dis­ait tout le temps qu’elle ne trou­vait pas de lieu où elle se sen­tait à l’aise et en sécu­rité. » Dans la cap­i­tale polon­aise, les clubs sont pour la plu­part monop­o­lisés par les hommes hétéro­sex­uels. « Alors j’ai voulu m’installer là, au milieu de Varso­vie, au milieu du pays ! » Mis­sion accom­plie, per­son­ne ne peut ignor­er le lieu. À l’entrée, ses néons illu­mi­nent la nuit et éclipsent les autres bars de la rue.

« C’est le meilleur moyen d’éduquer les gens »

« Mon­ter maquil­lée sur scène, c’est déjà un acte poli­tique », affirme Himeera assise sur la moquette grise de la loge, où elle fixe sa per­ruque à l’aide d’une colle en spray et d’un sèche-cheveux. En Pologne, les per­son­nes les­bi­ennes, gays, bisex­uelles ou trans­gen­res — LGBT — subis­sent des dif­fi­cultés légales et des dis­crim­i­na­tions. Mal­gré plusieurs rap­pels à l’ordre des pays mem­bres de l’Union européenne, le par­ti ultra-con­ser­va­teur, PiS, arrivé au pou­voir en 2015, main­tient un dis­cours anti-LGBT. Une poli­tique qui sem­ble aller en con­tra­dic­tion avec les aspi­ra­tions d’égalité de 51% des polon­ais, qui con­sid­ère que l’homosexualité, si elle est une dévi­a­tion à la norme, devrait être tolérée. Pour faire enten­dre cette voix, les drag queens déci­dent de trans­former la scène en tri­bune poli­tique.  « Lorsqu’on sur­prend les gens, qu’on les inter­roge tout en les diver­tis­sant c’est le meilleur moyen de les édu­quer », insiste Himeera 

Mar­jya De Mon inter­prète It’s So Oh Qui­et de Björk. Elle dénonce la crim­i­nal­i­sa­tion de l’IVG. ©Karoli­na Jóźwiak

Un avis que partage Mar­jya De Mon, drag queen depuis deux ans, une habituée de « La Pose ». Elle fait par­tie des rares femmes drag queen et « prof­ite de la scène pour partager [ses] con­vic­tions ». Sa mère accepte mal que sa fille ne souhaite pas d’enfant. La société polon­aise est encore large­ment influ­encée par l’Église catholique. Une femme qui refuse d’avoir des enfants, c’est presque incon­cev­able même « pour des par­ents très ouverts d’esprit », explique la jeune drag.  Alors il y a quelques semaines, Mar­jya a mon­té un show pour répon­dre à sa mère. Sur « Oh, It’s So Qui­et » de Björk, réin­ter­prétée en comp­tine, elle joue une mère dépres­sive qui jette son bébé au pub­lic. « Je ne sais pas si ma mère a tout à fait com­pris, mais en tout cas elle ne m’embête plus avec ce sujet », s’amuse Mar­jya. 

« Chérie, on sait tous que vivre de ça ce n’est pas encore envisageable en Pologne »

« Ce suc­cès des drag shows polon­ais, on le doit aus­si à ce qui se fait à l’international », souligne Pomad­ka, autre drag queen star atten­due ce soir à « La Pose ». La Drag aux sour­cils noirs tracés à la règle et au maquil­lage char­bon­neux sait que « le phénomène mon­di­al, a été impul­sé par l’émission améri­caine RuPaul’s Drag Race. » Dif­fusé aux États-Unis depuis 2009, ce télé-cro­chet qui met en com­péti­tion des drag queens est ani­mé par la star sex­agé­naire RuPaul. Une dizaine de pays ont depuis repris le con­cept. La France n’a pas échap­pé à la règle et a dif­fusé sa pre­mière sai­son à l’été 2022. Véri­ta­ble suc­cès, l’émis­sion, pro­duite par le ser­vice pub­lic, est disponible sur la plate­forme de stream­ing de FranceTV.

Sous les néons froids de la loge aux murs jau­nis, Himera répète une dernière fois devant le miroir, elle doit mon­ter sur scène dans une dizaine de min­utes. Postée à la fenêtre, une cig­a­rette à la main, Pomad­ka détaille la sit­u­a­tion des drag show dans le pays : « En France, vous devez avoir un mil­li­er de drag queens. Ici on doit être une petite cen­taine », souligne-t-elle tout en replaçant sa per­ruque à bas-prix qui bal­aie le bas de son dos. Elle pour­suit : « S’il y a de plus en plus de show, en réal­ité, il n’y a pas de cal­en­dri­er fixe avec des spec­ta­cles heb­do­madaires. » Himeera coupe la parole de sa con­sœur : « Chérie, on sait tous que vivre de ça ce n’est pas encore envis­age­able en Pologne. » Être une drag coûte cher. Entre le maquil­lage, les talons, les per­ruques de toutes les longueurs, les bustiers, robes, bijoux et autres acces­soires à plumes, le bud­get peut être un frein.  

Mar­jya De Mon sait qu’il est dif­fi­cile de vivre de cet art. La journée, elle est serveuse dans un restau­rant de Ramen. Le mar­di soir, per­chée sur ses talons en cuir ver­nis rose bon­bon, elle ani­me le karaoké heb­do­madaire de La Pose. Si elle a la chance d’avoir ce ren­dez-vous réguli­er, qui lui offre une source de revenu fixe, le véri­ta­ble frein à la pro­fes­sion­nal­i­sa­tion de la pra­tique en Pologne, « c’est que les patrons pensent encore nous faire un cadeau en nous lais­sant mon­ter sur scène et ne con­sid­èrent pas ça comme du tra­vail », se désole Majrya.

« Et à ceux à qui ça ne plait pas, ils n’ont qu’à s’y faire baby ! »

Pawel, organ­isa­teur d’événe­ments cul­turels, et, à l’occasion danseur bur­lesque lui-même, accom­pa­gne ceux qui souhait­ent se lancer dans le milieu. À Katow­ice, dans le sud du pays, il a créé L’Akademia School of Drag en juil­let 2022. L’école éphémère a suivi pen­dant six mois huit appren­tis drag queens dans leur proces­sus de créa­tion. « On organ­ise des ren­con­tres avec des drags expéri­men­tées, des ate­liers de présence scénique ou de maquil­lage. » Mais l’essentiel pour Pawel, c’est de les aider à com­pren­dre « qui ils veu­lent être sur scène, ce qu’ils veu­lent racon­ter ». Pour ce men­tor, la nou­velle généra­tion de drag polon­ais­es doit « se diver­si­fi­er, trou­ver son pro­pre style ». 

En Pologne, les pre­mières drag queens remon­tent aux années 90. Kim Lee, drag d’origine viet­nami­enne, a été l’une des pre­mières à pop­u­laris­er cet art dans le pays. Kim a régné sur la scène de Varso­vie pen­dant près de deux décen­nies, jusqu’à son décès à cause du covid en 2020. Du 2 févri­er au 30 juil­let, le musée Wola, à Varso­vie, lui rend hom­mage à tra­vers une expo­si­tion dédiée à son œuvre et ses mil­liers de cos­tumes.

« Si ces anci­ennes Majestés nous ont ouvert la voix, elles vien­nent aus­si avec leur lot de restric­tions », nuance Pawel. Pour ces pio­nnières, la déf­i­ni­tion d’une drag queen reste stricte : un homme qui joue avec les stéréo­types féminins. Pawel veut ouvrir le milieu « aux femmes, aux per­son­nes non-binaires et aux trans ». Au-delà de la diver­sité de pro­fils chez les par­tic­i­pants, Pawel veut une plu­ral­ité dans les styles. « Les per­son­nages des drag queens émer­gentes vien­nent piocher dans des univers féériques, par­fois mon­strueux. Elles jouent avec les gen­res féminins et mas­culins sans les exclure. On ne veut pas se lim­iter à ce qui a déjà été fait ailleurs. » Riv­er, l’un des anciens élèves de Pawel, a choisi de s’émanciper des vieux car­can de la cul­ture drag. « Sur scène je suis déguisée en elfe, ça me per­met d’être à la fois un homme ou une femme selon les soirs, selon mes envies. » Riv­er, 21 ans, est non-binaire — Les per­son­nes non-binaires peu­vent ne se sen­tir ni homme ni femme, les deux, ou toutes autres com­bi­naisons-. Pour la drag ses « per­son­nages ont été une thérapie »

« Plus qu’un nou­veau genre de Drag queens, ce que je veux c’est de nou­veaux lieux pour faire ray­on­ner notre pra­tique », fait val­oir Mar­jya De Mon. Avec un ami, elle monte actuelle­ment une pièce com­bi­nant drag shows et scènes de théâtre clas­sique. « C’est aus­si en s’emparant des lieux cul­turels tra­di­tion­nels et en se les appro­pri­ant que l’on dévelop­pera notre art », assure la comé­di­enne. 

En atten­dant que les drag shows s’emparent des théâtres polon­ais, la fête s’étire jusqu’au petit matin dans le sous-sol de « La Pose ». En un clin d’œil de faux cils, tout ce que les drags queens polon­ais­es touchent devient fes­tifs. « Et à ceux à qui ça ne plait pas, ils n’ont qu’à s’y faire baby ! », s’amuse Himeera. Et d’un geste pré­cis, elle fou­ette avec sa per­ruque impec­ca­ble l’air moite de la salle tou­jours comble.