Dans le nord-est de la Pologne, l’identité menacée des derniers Tatars

Présents depuis six siè­cles sur le ter­ri­toire polon­ais, les Tatars sont une minorité musul­mane dis­crète et mécon­nue. Ils ne seraient plus que 5 000 dans le pays. Alors que leur iden­tité s’efface, ses mem­bres se mobilisent pour la sauve­g­arder.

Ses yeux en amande fix­ent le mur. Sa poitrine se gon­fle. Et soudain s’échappe de sa bouche un chant en arabe. Dans cette salle souter­raine d’un immeu­ble de Białys­tok, dans le nord-est de la Pologne, Selim Adam Muchars­ki répète avant son prochain con­cert. À 18 ans, il est mem­bre de Buńczuk, un groupe de chant et de danse tatar dont le nom sig­ni­fie « panache » en français.

Son cos­tume de velours bleu évoque les tenues tra­di­tion­nelles turques. Dif­fi­cile de devin­er que l’adolescent est polon­ais. « Si je devais me décrire, je dirais que je suis un Tatar polon­ais. Aus­si bien polon­ais, que tatar », assène-t-il entre deux chan­sons. Anna Muchars­ki, sa mère, con­firme ses pro­pos d’un large sourire. Elle et son fils sont mem­bres de la com­mu­nauté tatare, qui compte 5 000 mem­bres en Pologne.

Les mem­bres de Buńczuk, groupe de chant et de danse tra­di­tion­nel tatar de Białys­tok, por­tent les cos­tumes tra­di­tion­nels des Tatars de Crimée. En Pologne, la com­mu­nauté n’a plus de tenues folk­loriques. ©Polska/Apolline Con­va­in

Pour appren­dre à con­naître cette minorité musul­mane, il faut se ren­dre dans l’appartement de la famille Muchars­ki et se plonger dans les mul­ti­ples livres qui l’envahissent. Sur les cou­ver­tures, la langue polon­aise côtoie la cal­ligra­phie arabe. « Nous, Tatars, vivons en Pologne depuis 650 ans », pré­cise Krzysztof Edem Muchars­ki en lis­sant sa chemise avec une pointe de fierté. Ses yeux bruns s’illuminent. Peu loquace, ce père de famille devient incol­lable quand il est ques­tion de l’histoire de ses pairs.

Ses ancêtres étaient orig­i­naires de la Horde d’or, un empire tur­co-mon­gol du XIVème et XVème siè­cles. Ils ont été inté­grés à l’armée du Grand-Duché de Litu­anie. En s’illustrant au com­bat, ils gag­nent la recon­nais­sance des rois suc­ces­sifs et obti­en­nent en récom­pense des ter­res en Pod­lasie, région du nord-est de la Pologne.

Des Polonais à l’identité singulière

« Les Tatars ont tou­jours cher­ché à s’intégrer à la société polon­aise », s’enthousiasme Krzysztof. Au fil des siè­cles, la com­mu­nauté perd sa langue, le tatar, pour adopter le polon­ais. Une preuve de son assim­i­la­tion. « Au quo­ti­di­en, je vis comme les autres Polon­ais, je vais au tra­vail, je m’habille comme eux », con­firme-t-il.

Emil­ia Muchars­ki, 21 ans, nuance d’une voix timide les pro­pos de son père. « Ce qui nous dif­féren­cie des autres Polon­ais, en réal­ité, c’est la reli­gion. Nous sommes musul­mans, alors que la plu­part des Polon­ais sont catholiques ». Krzysztof hoche la tête. Juste­ment, les Tatars ont obtenu le droit de pra­ti­quer libre­ment leur reli­gion, l’islam. Au-dessus d’eux est accroché un cadre. Sur celui-ci, deux ver­sets du Coran en cal­ligra­phie arabe.

Orig­i­naires de l’ouest de la Pologne, les grand-par­ents d’Emilia et de Selim ont rejoint la Pod­lasie pour se rap­procher de la com­mu­nauté tatare. ©Polska/Apolline Con­va­in

Mais les Tatars ont adap­té leur pra­tique de l’islam à la société polon­aise. Pour eux, la reli­gion relève de la sphère privée. Emil­ia joue avec ses longs cheveux bruns nég­ligem­ment attachés. Comme sa mère, elle ne porte pas le hijab. Pour elles, pas besoin de voile pour vivre pleine­ment leur reli­gion. La famille ne mange pas de porc et ne boit pas d’alcool. Ce n’est pas le cas de la plu­part des Tatars de Pologne.

« Pen­dant la péri­ode com­mu­niste notam­ment, il était très dif­fi­cile de se pro­cur­er du bœuf en ville, alors les musul­mans tatars ont pris l’habitude de manger du porc » explique Bar­bara Pawlic-Miśkiewicz, femme du grand mufti de Pologne. Cet islam « à la carte » a facil­ité leur inté­gra­tion dans la société polon­aise.

« Minorité d’une minorité »

Les Tatars ne sont pas les seuls musul­mans en Pologne, où vivent aujourd’hui plus de 40 000 croy­ants de cette con­fes­sion. Ils n’en représen­tent que 12%. « À par­tir de 1989, les fron­tières polon­ais­es se sont ouvertes au-delà de l’URSS et une nou­velle immi­gra­tion musul­mane a com­mencé à arriv­er dans le pays », rap­pelle Bar­bara Pawlic-Miśkiewicz.

D’un ton neu­tre mais sec, elle con­clut : « Nous sommes devenus une minorité dans une minorité ». Entre les Tatars et les autres com­mu­nautés musul­manes, les rap­ports sont par­fois com­pliqués. Ces derniers ont du mal à accepter la manière dont les Tatars vivent leur islam. Ils voient cette inter­pré­ta­tion du Coran comme lax­iste. Résul­tat, cohab­itent en Pologne des groupes de musul­mans bien dis­tincts, qui n’ont que très peu de con­tacts. Les Tatars dis­posent ain­si de leurs pro­pres mosquées.

« Pour moi, être Tatar c’est avant tout une ques­tion d’Histoire  »

Elwira Kudrzy­c­ka, mem­bre de Buńczuk

L’identité tatare elle-même se détache par ailleurs de l’islam. Dag­mana Sulkiewicz est une amie de la famille Muchars­ki. Elle accom­pa­gne ses deux garçons à la répéti­tion de Buńczuk chaque jeu­di soir. Elle porte le hijab, l’islam est au cœur de son iden­tité. Cette mère de famille de 40 ans remar­que cepen­dant qu’autour d’elle, tel n’est plus tou­jours le cas.

« Je vais peu à la mosquée. Pour moi, être Tatar c’est avant tout une ques­tion d’Histoire  », assume ain­si Elwira Kudrzy­c­ka en se coif­fant avant la répéti­tion de chant. Cette mem­bre de Buńczuk est mar­iée à un homme catholique.

Emil­ia con­state avec une cer­taine tristesse que les jeunes de son âge accor­dent peu d’importance à l’islam. « Quand nous allons à la mosquée le ven­dre­di, il n’y a que deux jeunes, et c’est mon frère et moi. Les autres sont des per­son­nes âgées. Ça illus­tre l’état de la com­mu­nauté ».

Plus que de la reli­gion, beau­coup de jeunes tatars se détour­nent de la com­mu­nauté tatare elle-même. Ils quit­tent la Pod­lasie pour des villes comme Varso­vie ou Cra­covie. Selim Muchars­ki ouvre un des livres posés sur la table du salon pour mon­tr­er une pho­to du bal annuel des Tatars. « L’année dernière, il n’y avait que 20 jeunes pour plus de 100 per­son­nes, décrit-il. La com­mu­nauté vieil­lit ». Cet événe­ment est pour­tant un moment impor­tant de la com­mu­nauté. C’est là que se sont ren­con­trés Anna et Krzysztof il y a 30 ans.

Face à ce fos­sé généra­tionnel, ce dernier craint le déclin des Tatars de Pologne. Il mime avec sa main un mou­ve­ment de vague qui décline lente­ment, mais sûre­ment. Un prob­lème ancien, mais qui s’accélère aujourd’hui. À Bohoni­ki et Kruszy­ni­any, vil­lages his­toriques de la com­mu­nauté situés à quelques kilo­mètres de la fron­tière biélorusse, seules quelques familles vivent encore. Les autres sont par­ties, ou décédées.

Il faut sauver la culture tatare

Les Tatars, la famille Muchars­ki en tête, se mobilisent donc pour pro­mou­voir leur cul­ture et la faire sur­vivre. « En plus de la chorale, nous avons notre pro­pre cui­sine, que nous pré­parons surtout pen­dant les fêtes », affirme Emil­ia. Elle sort de la bib­lio­thèque un livre de cui­sine tatar. Pen­dant ce temps, son frère cite avec fer­veur ses plats favoris : « Il y a par exem­ple les kul­dun­ys, des ravi­o­lis rem­plis de bœuf et d’oignions ».

Il y a trois ans, Lil­la Świerblews­ka a ouvert un restau­rant de spé­cial­ités tatares dans la ban­lieue de Białys­tok. Sur les canapés moelleux aux tis­sus venus de Turquie, se mélan­gent habitués et vacanciers. « Cette cui­sine est une par­tie impor­tante de l’identité tatare et elle plaît beau­coup », remar­que Hubert, respon­s­able du restau­rant. Des ravi­o­lis au café, on décou­vre des plats hérités de l’histoire de cette com­mu­nauté. 

Le restau­rant Hal­va, situé dans la ban­lieue nord de Białys­tok, est décoré grâce à des objets don­nés par des familles tatares de la région. Des clients déje­unent ain­si dans une ambiance ori­en­tale. ©Polska/Apolline Con­va­in

Les Tatars ont à cœur d’organiser des événe­ments pour pass­er davan­tage de temps entre eux, notam­ment à tra­vers la chorale Buńczuk. Une néces­sité à la survie de leur iden­tité. « Nous n’avons pas beau­coup de moments où nous nous retrou­vons entre Tatars », con­fie Dag­mana Sulkiewicz. Selon cette quar­an­te­naire, il est donc essen­tiel que ses garçons par­ticipent à la chorale. « Pen­dant les vacances, il y a des camps d’été pour les enfants, mais c’est tout. Au moins, ces répéti­tions sont régulières ».

Dans la petite ville de Sokół­ka, située à quelques kilo­mètres de la fron­tière biélorusse, un musée de l’Histoire des Tatars de Pologne a ouvert dans les années 1980. Dans les deux pièces qui abri­tent l’exposition per­ma­nente, les tenues his­toriques des guer­ri­ers tatars côtoient des prières en arabe. « Ce musée est une pre­mière étape intéres­sante pour les Polon­ais qui veu­lent savoir qui sont les Tatars, remar­que Edy­ta Wis­niews­ka, com­mis­saire de l’exposition. Les vis­i­teurs sont très sur­pris quand ils vien­nent ici et ils appren­nent beau­coup de choses ». Chaque année, ce lieu accueille env­i­ron 3 000 touristes, avides de con­naître cette com­mu­nauté anci­enne, qui vit dis­crète­ment par­mi eux.