Le Disco Polo, la musique populaire que la Pologne n’assume pas

Genre typ­ique de la Pologne des années 90, le Dis­co Polo a fait un retour reten­tis­sant au début des années 2010. À Varso­vie, ces ritour­nelles élec­tron­iques attirent les cri­tiques mais font tou­jours danser un large pub­lic acquis à leur cause.

Les lumières inon­dent la piste de danse. Lasers bleus, néons vio­lets, flashs bla­fards. Un homme d’une quar­an­taine d’années danse dans sa chemise bleue de bureau. Il fait tournoy­er sa com­pagne en cuis­sardes de vinyle blanc. Près d’eux, un groupe d’adolescents danse en cer­cle et prend des self­ies. Gel fix­a­tion béton pour les garçons, hauts en den­telle pre­mier prix pour les filles.

« On vient ici pour s’amuser et se remet­tre d’aplomb après une longue semaine de tra­vail », s’enthousiasme Eweli­na, 20 ans, serveuse à Varso­vie : « Le Dis­co Polo est la meilleure musique pour danser et décom­press­er. »

On trou­ve un pub­lic de tout âge au club Explo­sion de Varso­vie. Des groupes d’adolescents et des quar­an­te­naires qui sem­blent sor­tis du bureau. ©Polska/Benjamin Berteau

C’est au son de ces mélodies sautil­lantes que s’agite le parterre de danseurs ce same­di soir au club Explo­sion de Varso­vie, la plus grande boîte de nuit spé­cial­isée dans le genre en Pologne. Le rythme et les instru­ments à vent arti­fi­ciels du Dis­co Polo rap­pel­lent le folk­lore polon­ais. Les hauts par­leurs crachent avec un vol­ume assour­dis­sant ces airs joyeux qui chantent en langue polon­aise l’amour, la fête et une cer­taine fierté du pays. « Je l’aime, elle est là/Et elle danse pour moi/Car elle sait que je l’attraperai/Et la cacherai dans mon cœur », entonne par exem­ple le groupe Week­end dans Ona Tańczy Dla Mnie, l’un des plus grands tubes de la vague actuelle du Dis­co Polo (136 mil­lions de vues sur Youtube et 11 mil­lions d’écoutes sur Spo­ti­fy).

L’im­mense dance floor de ce club bar­i­olé, situé dans une zone indus­trielle au nord de la cap­i­tale polon­aise, est plein à cra­quer. Plus de 1 200 danseurs. Tous illus­trent l’in­tem­po­ral­ité de cette musique, dif­fusée alors sous forme de cas­settes dans la Pologne des années 1990. Ce, mal­gré de vigoureuses cri­tiques, provenant tant de la presse général­iste comme la Gaze­ta Wybor­cza que des Polon­ais, qui décri­ent une musique kitch et de mau­vais goût.

Un genre vivement critiqué

« Ceux qui cri­tiquent le Dis­co Polo sont des idiots qui ne savent pas s’amuser ! », tem­pête Andrzej, 18 ans : « Ils dis­ent que c’est de la mau­vaise musique et ils font croire qu’ils n’en écoutent jamais… mais tout le monde écoute du Dis­co Polo en Pologne. ». Le jeune homme est venu de Zbyszek, bour­gade située à près de 200 kilo­mètres de Varso­vie, avec deux de ses amies pour danser dans le club réputé : « Quand on aime le Dis­co Polo, il faut le danser avec beau­coup de monde. On en écoute dans les mariages chez moi, mais le mieux c’est ici, en boîte à Varso­vie. » 

De gauche à droite : Andrzej (18 ans), Iza (20 ans) et Nico­la (19 ans) sont venus de Zbyszek pour danser au club Explo­sion de Varso­vie. ©Polska/Benjamin Berteau

« En Pologne, on se dis­pute à pro­pos de beau­coup de choses, mais l’un des prin­ci­paux sujets c’est le Dis­co Polo », explique Ange­li­ka Tracz, pro­gram­ma­trice d’une émis­sion de radio dédiée au genre, Muzy­ka innych źródeł (musique d’autres hori­zons) sur le canal web Radio Kap­i­tal. Pour cette mélo­mane, qui sirote un expres­so dans un café branché du cen­tre de Varso­vie où l’on dif­fuse de la soul améri­caine des années 1970, il y a deux sujets cli­vants autour du Dis­co Polo. Le pre­mier est d’ordre cul­turel et le deux­ième poli­tique.

« Les mélodies et les paroles sont simples, et l’esthétique générale est très kitch. » 

Cul­turelle­ment d’abord, « ce n’est pas de la très bonne musique, admet-elle. Les mélodies et les paroles sont sim­ples, voire sim­plistes, et l’esthétique générale est très kitch. »  Pour­tant, Ange­li­ka Tracz est une ama­trice de la pre­mière heure. Avec un sourire en coin der­rière ses grandes lunettes rec­tan­gu­laires, elle mon­tre avec fierté une vidéo de mau­vaise qual­ité, extraite d’une VHS et partagée sur YouTube. Un con­cert de Dis­co Polo tenu en 1998 au stade Dziesię­ci­ole­cia à Varso­vie. Toutes les pre­mières stars du genre sont présentes : les groupes Boys, Akcent ou encore l’artiste solo Sab­ri­na. Ange­li­ka y était aus­si, âgée de seule­ment qua­tre ans, dans les bras de sa mère.

L’animatrice de radio web Ange­li­ka Tracz mon­tre sa col­lec­tion de morceaux de Dis­co Polo au café “Relax” du cen­tre de Varso­vie. ©Polska/Benjamin Berteau

« Ma mère est une grande fan de Dis­co Polo. Elle est cul­tivée, elle con­naît le solfège. Elle pour­rait être snob, mais elle aime vrai­ment cette musique », explique l’animatrice de radio avec admi­ra­tion, tout en par­courant une liste qua­si-ency­clopédique de morceaux du genre qu’elle a com­pilés elle-même. « C’est ce qui la rend joyeuse et c’est sa joie que je ressens quand j’écoute cette musique. »

Un souci de respectabilité

Si le Dis­co Polo est pop­u­laire en Pologne, il reste pour­tant peu dif­fusé sur les canaux main­stream. « Les grandes sta­tions de radio n’ont jamais voulu pass­er de Dis­co Polo, de peur de per­dre en respectabil­ité, explique Ange­li­ka Tracz. La plu­part des Polon­ais n’admet pas en écouter, et pour­tant si l’on va dans un mariage, on n’entend que ça. » Pour cette éru­dite du genre, cette musique fes­tive et pop­u­laire occupe le rôle fédéra­teur que la musique folk­lorique rem­plis­sait tra­di­tion­nelle­ment. Des hymnes pour danser, célébr­er… et boire.

« Il faut boire de la vod­ka pour com­pren­dre le Dis­co Polo ! », s’exclame Artur Lip­ińs­ki, dit « Arti » en ouvrant une bouteille de « Bim­ber », un spir­itueux arti­sanal et illé­gal. Ce DJ et pro­duc­teur de musique est, avec Marcin Mack­iewicz, le deux­ième mem­bre du duo « Dis­co 2 Dis­co » qui com­pose et arrange des morceaux de Dis­co Polo depuis 2011.

Cet après-midi, ils accueil­lent une ses­sion d’enregistrement dans leur stu­dio de musique du nord de Varso­vie. Tapis gris aux murs, salle de com­po­si­tion, cui­sine et platines de DJ entourée de néons vio­lets pour mix­er en direct pour YouTube. L’artiste du jour est Bartek Padyasek, chanteur du groupe D‑Bomb, qui a con­nu un suc­cès ful­gu­rant durant la pre­mière vague du Dis­co Polo dans les années 1990.

« Je conduisais une Fiat. Grâce au Disco Polo, j’ai une Porsche. »

Ils pré­par­ent, tous les trois, son prochain sin­gle, un morceau élec­tron­ique esti­val et dansant à la manière des tubes de David Guet­ta. « Si on chan­tait en anglais dessus, ça passerait dans toutes les radios du monde ! », tonne Marcin Mack­iewicz, le plus jeune de la bande, du haut de ses 26 ans, « mais puisque c’est en polon­ais, nous avons l’étiquette Dis­co Polo et ça ne passe même pas à la radio chez nous. »

De gauche à droite : le chanteur du groupe D‑Bomb, Bartek Padyasek (46 ans), avec le duo de pro­duc­teurs Dis­co 2 Dis­co, Artur Lip­ińs­ki (49 ans) et Marcin Mack­iewicz (26 ans), mer­cre­di 15 févri­er 2022. ©Polska/Benjamin Berteau

Cette éti­quette « Dis­co Polo » démange les deux pro­duc­teurs, qui expliquent com­pos­er de la musique élec­tron­ique aus­si légitime que celle de leurs con­tem­po­rains inter­na­tionaux. Elle dérange moins le chanteur de 46 ans, Bartek Padyasek, qui rit douce­ment der­rière son verre de vod­ka. « J’étais ouvri­er de menuis­erie quand j’étais jeune, avant de com­mencer la musique, racon­te-t-il. Je con­dui­sais une Fiat. Grâce au Dis­co Polo, j’ai une Porsche. »

Le président Duda, fan de Disco Polo

Pour­tant, aujourd’hui, le Dis­co Polo est moins méprisé qu’auparavant. Il passe à la télévi­sion publique dans des émis­sions de prime time. Le Prési­dent Duda se déclare lui-même fan du genre. En 2016, il assiste à un con­cert du groupe Akcent et il s’ex­prime dans le ves­ti­aire de l’équipe de foot­ball polon­aise avec un morceau de Dis­co Polo en fond sonore. Toute­fois, au petit stu­dio de Varso­vie, les trois musi­ciens voient du cynisme der­rière ce coup de pro­jecteur.

« Le Dis­co Polo est une musique sim­ple, on ne s’en cache pas, explique calme­ment Bartek Padyasek. C’est pour boire de la vod­ka, faire la fête avec ses amis et ren­con­tr­er des jolies filles dans les clubs. » Le chanteur quar­an­te­naire hésite avant de con­tin­uer. « Si le gou­verne­ment le met autant en avant, c’est peut-être parce qu’il aimerait que les Polon­ais réfléchissent un peu moins. »

Pour Ange­li­ka Tracz, « le Dis­co Polo est une bonne manière de divis­er les gens, si c’est ce que l’on cherche. » Bien que cette musique ne revendique pas d’engagement poli­tique, elle en porte un mal­gré elle « parce que ses paroles et ses clips vidéos sont par­fois rétro­grades », explique l’animatrice de radio : « On aime son pays, on boit de la vod­ka et on drague les jolies filles. Ça cor­re­spond bien à l’esthétique pop­uliste du gou­verne­ment. »

Toute­fois, ces ques­tions et ces con­tro­ver­s­es sont vite oubliées alors que l’on approche du club Explo­sion de Varso­vie. Arti est venu fêter l’anniversaire de sa fiancée, très apprêtée pour l’occasion. La queue est longue devant le bâti­ment aux allures de hangar de stock­age, sur­mon­té d’un large néon vio­let qui annonce la couleur. Pourvu qu’on soit muni d’une place, tout le monde ren­tre.

Une jeune femme est venue danser spon­tané­ment avec un homme en chaise roulante sur la piste de danse du club Explo­sion same­di soir. ©Polska/Benjamin Berteau

À l’intérieur, un podi­um surélevé donne vue sur toute la piste. N’importe qui peut y mon­ter. Une femme mal assurée se tré­mousse avec un grand sourire. Aux abor­ds de la piste, un homme en chaise roulante, d’abord seul, est rejoint par une jeune femme qui lui pro­pose de partager une danse. Tout le monde a le droit à son moment de gloire sur une piste de Dis­co Polo.