Musique alternative : à Varsovie les femmes veulent donner le tempo

Elles font du rock, de l’électronique, de l’Indie folk. En groupe ou solo, à Varso­vie, la musique alter­na­tive est pour ces femmes un espace d’expression et de lib­erté, une « bulle », dans un milieu encore mar­qué par le patri­ar­cat.

Un coup de rose à lèvres. Deux coups de mas­cara. Dans la petite loge aux odeurs de bois humide, trois jeunes femmes s’activent fréné­tique­ment. Plus que quelques min­utes avant d’entrer sur scène. Pour le groupe de rock alter­natif féminin Rosa Ver­tov, c’est une pre­mière, ici, au Plané­tar­i­um du Cen­tre des Sci­ences Coper­nic de Varso­vie qui jouxte la Vis­tule.

Sous une lumière légère­ment jaunâtre, un petit morceau de papi­er con­cen­tre les regards des musi­ci­ennes. Accords des instru­ments et paroles des chan­sons s’y mélan­gent dans une écri­t­ure bleue, par peur d’oublier. « C’est pas très pro­fes­sion­nel, je sais », sourit Kasia Dziąg, en redres­sant sa frange brune. Sim­ple jean et tee-shirt noir, elle est la bassiste du groupe. Cheveux blonds et bouclés ramassés dans une pince, Zosia Jakubows­ka espère, elle, que les baguettes de la bat­terie ne se pren­dront pas dans les manch­es évasées de son chemisi­er noir. Reste un instru­ment, la gui­tare, jouée par Julia Szostek. Une frange blonde et de grands yeux bleus étirés d’un trait d’eyeliner noir, elle arbore un air sérieux en relisant le petit bout de papi­er.

En plus de jouer de la gui­tare acous­tique, Julia Szostek, 26 ans, s’occupe des effets et de la voix. ©Polska/Théodora Le Ban­ner

Soudain, tel un échauf­fe­ment, une voix s’élance. Les deux autres suiv­ent à l’unisson. Les mains tapent les cuiss­es, les têtes se bal­an­cent au rythme des paroles polon­ais­es, les éclats de rires fusent.

Les trois amies se con­nais­sent depuis le lycée. « C’est à ce moment qu’on a voulu créer un groupe, car on est vrai­ment fan des Bea­t­les », s’enthousiasme Julia Szostek. Née en 2012, c’est en 2015 que la bande se bap­tise Rosa Ver­tov. Elles font du « dreamy rock (rock rêveur) » : un style car­ac­térisé par des chants mur­murés et des sons médi­tat­ifs. « Lorsqu’on écoute ce genre de musique, on a le sen­ti­ment d’être dans un espace vide », pré­cise Julia Szostek. Entre elles, leur style est défi­ni par un mot : Wrzosowis­core. « En polon­ais, Wrzosowisko est le mot qui décrit un champ de bruyères, nous on a rajouté le core pour hardore », com­plète-t-elle.

Dans la salle de spec­ta­cle, le brouha­ha du pub­lic com­mence à gron­der. Il est l’heure. La porte s’ouvre, les filles se fau­fi­lent dans le noir l’une après l’autre. Un silence lourd se dépose dans la pièce l’espace d’un instant. Puis, elles s’élancent sous les applaud­isse­ments.

Car­ac­térisée par son dôme, la salle cir­cu­laire du plané­tar­i­um donne le sen­ti­ment d’être immergé dans une énorme bulle. Sur le pla­fond qui englobe la moitié de l’espace, des planètes baig­nent dans la voie lac­tée, au milieu des con­stel­la­tions et des étoiles filantes. Le con­cert de Rosa Ver­tov est le pre­mier d’un tout nou­veau cycle appelé Super­no­va. Il a été ini­tié par Aldona Nawros­ka et une de ses amies. « Habituelle­ment, nous faisons de la musique clas­sique, mais nous avons décidé d’ouvrir un cycle de musique alter­na­tive avec un con­cert de jeunes artistes tous les ven­dredis », explique la direc­trice de l’université de Chopin.

Opposée à la musique main­stream, la musique alter­na­tive est à l’image du plané­tar­i­um : « On est dans une bulle, recon­naît Julia, lorsque l’on doit en sor­tir, c’est très dur. »

Dépasser l’autocensure

Le pull noir cou­vrant son cou fait ressor­tir le roux cuiv­ré de ses cheveux. Attablée au fond du Relaks café, dans l’arrondissement de Mokotów, à Varso­vie, Oli­wia Kulikows­ka énumère les pos­si­bil­ités d’évolution de sa car­rière. « Il y en a trois. Soit ma car­rière grossit avec le temps et je parviens à en vivre. Soit mon audi­ence grandit mais très lente­ment et je dois garder un job à côté, sans jamais pou­voir réalis­er pleine­ment mon poten­tiel. Soit, troisième option, je deviens telle­ment frus­trée que j’arrête de faire de la musique pour les autres. » Orig­i­naire de Białys­tok, dans le nord-est de la Pologne, l’étudiante en his­toire de l’art a com­mencé la musique à 18 ans. Aujourd’hui, à 24 ans, elle enreg­istre ses chan­sons et se pro­duit toute seule sur les plate­formes comme Spo­ti­fy, et sur les réseaux soci­aux, sous son nom d’artiste Kalliope.

Kalliope a tou­jours rêvé de faire de la musique, mais se con­sid­érant « timide et intro­ver­tie », elle a longtemps eu du mal à faire les pre­miers pas. ©Polska/Théodora Le Ban­ner

Sur la coque de son télé­phone, en dessous de deux tim­bres, un auto­col­lant noir de forme ronde porte l’inscription « GRRRLS TO THE FRONT » dans une police agres­sive, imi­tant un cri du cœur. Girls to the front, c’est le nom du col­lec­tif qui lui a per­mis de se lancer dans la musique. En 2017, une des fon­da­tri­ces, Ola Kamińs­ka, repère ses chan­sons sur un groupe de filles sur Face­book. « Elle m’a alors con­tac­tée pour me pro­pos­er de faire un con­cert. J’étais super stressée », se remé­more-t-elle. Ses yeux bleus bal­ayent la pièce avant de se pos­er sur la table. « J’ai tou­jours voulu faire de la musique, mais je ne savais pas par où com­mencer, à qui il faut par­ler, je ne con­nais­sais per­son­ne dans le milieu. Désor­mais, les gens me recon­nais­sent et me con­tactent pour jouer, car la plate­forme est assez pop­u­laire ici à Varso­vie. » La jeune artiste au vis­age fin et à la voix frêle le regrette : « Il y a un tas de per­son­nes vrai­ment tal­entueuses, très sen­si­bles, mais leur art n’est pas vu car elles n’osent pas se mon­tr­er. »

« Ici, tout le monde est un peu artiste »

Aga­ta Wnuk, 28 ans, est l’autre fon­da­trice du col­lec­tif. Sa voix est assurée, mais ses longs doigts ne peu­vent s’empêcher de tor­sad­er ses cheveux auburn. « J’ai ren­con­tré Ola il y a dix ans. Elle était déjà DJ, elle jouait dans un col­lec­tif avec des amis et cher­chait quelqu’un pour tra­vailler avec elle. Je lui ai dit “hey, je peux jouer”, je ne savais pas jouer », éclate-t-elle de rire. Après un an, elles ont com­mencé à inviter des groupes féminins pour faire des con­certs. « Il y avait un vrai manque de groupes dirigés par des femmes. C’est là qu’on s’est dit “c’est une mis­sion pour nous”. » Une grande par­tie des con­certs sont organ­isés dans un petit café de Varso­vie, au Młod­sza Sios­tra. C’est un lieu un peu caché, der­rière un petit gril­lage vert. Sur la devan­ture, un S majus­cule tra­ver­sé par une onde sonore. Der­rière deux grandes portes en bois grinçantes, un espace chaleureux bouil­lon­nant de créa­tiv­ité. « Ici, tout le monde est un peu artiste », con­fie Suzan­na Siemins­ka, capuche noire sur la tête. Serveuse depuis mars 2022 dans le café, elle aus­si fait de la musique : « de l’électronique ».

Sur la mal­lette rem­plie de cas­settes qu’ouvre Aga­ta Wnuk, co-fon­da­trice de Girls to the front, il est écrit « Młod­sza Sios­tra » qui veut dire « Petite sœur ». ©Polska/Théodora Le Ban­ner

Der­rière la salle au par­quet abîmé, comme un pas­sage secret, une autre salle s’ouvre par une étrange porte ronde coulis­sante, qui, fer­mée, se fond dans le mur blanc. « Voici la scène ! », lance Aga­ta en mon­trant d’un grand geste l’espace aux murs vert bouteille et aux col­lages noirs et blancs. « Elle est au même niveau que le pub­lic », ce qui rend l’endroit très intimiste. « Aujourd’hui, lorsque j’organise les con­certs ici, on me demande si je suis sûre que ça sera assez grand », s’exclame-t-elle. Et à rai­son, « on a com­mencé avec deux groupes, main­tenant on a entre 80 et 100 groupes et DJ qui par­ticipent à nos évène­ments. »

Le café dans lequel le col­lec­tif Girls to the front organ­ise ses con­certs a longtemps été une écurie, puis une pizze­ria, après la Sec­onde Guerre mon­di­ale. ©Polska/Théodora Le Ban­ner

Pour beau­coup de ces jeunes artistes, la musique est aus­si un moyen de s’émanciper d’une famille con­ser­va­trice. C’était le cas d’Agata. Lancée dans des études de big data et de sta­tis­tique, elle a décidé de tout aban­don­ner pour devenir DJ et pro­fesseure de yoga. « Ma famille est extrême­ment catholique, et en Pologne spé­ciale­ment, le yoga est vu comme quelque chose de malé­fique, con­tre l’Église. Ils ont déjà eu du mal à accepter que je suis athée donc là avec le yoga c’était vrai­ment com­pliqué ! », con­fie-t-elle. Dans le trio du groupe Rosa Ver­tov, on a car­ré­ment l’impression de venir d’une autre planète. Julia en témoigne : « Quand je par­le à ma mère de la musique alter­na­tive, elle ne com­prend pas dans quel lan­gage je par­le. » Pour la fon­da­trice de Girls to the front, ce décalage entre les généra­tions « est beau­coup plus vis­i­ble en Pologne car c’était un pays com­mu­niste jusqu’aux années 1990. La généra­tion de nos par­ents n’a par con­séquent pas beau­coup d’informations par rap­port aux généra­tions plus jeunes ».

De la musique à la politique

Ce manque d’éducation, Maja Lux­en­berg, 35 ans, tente de le com­bat­tre grâce à la musique. Une fougère tatouée sur le coude gauche et un pierc­ing au nez, elle a joué dans les rues pen­dant les man­i­fes­ta­tions de 2020 con­tre la loi anti-avorte­ment. Sa reprise de Bel­la Ciao devenu Body tor­ture a été érigée en hymne des man­i­fes­ta­tions. « Un jeu­di / le tri­bunal polon­ais / a voulu s’emparer de mon corps, votre corps, corps, corps, corps ! », a‑t-elle chan­té, filmée par une amie. « En une nuit, la vidéo est dev­enue virale, je ne m’y attendais pas du tout », s’amuse-t-elle. L’ancienne actrice pro­fes­sion­nelle a aus­si chan­té Pres­i­den­t­ka (prési­dente), une chan­son sub­ver­sive inspirée par le poème de l’Américaine Zoe Leonard, dont les paroles imag­i­nent « une gouine pour prési­dent », ou encore « un pédé pour pre­mier min­istre ».

Maja Lux­en­berg fait par­tie du groupe « Die Libe brent w a nase Szmate » qui sig­ni­fie en yid­dish « L’amour brûle comme un chif­fon mouil­lé ». ©Polska/Théodora Le Ban­ner

Avec un petit accordéon, typ­ique des musiques de rue, la brune aux cheveux bouclés utilise le folk­lore polon­ais pour pass­er des mes­sages poli­tiques. En se pro­duisant dans les rues, l’artiste va chercher le pub­lic où il se trou­ve. « Les gens qui ne sont pas dans la bulle de la musique alter­na­tive vien­nent car ils enten­dent de belles mélodies, très nos­tal­giques, ils com­men­cent à écouter, puis ils enten­dent le texte. C’est aus­si un pré­texte pour par­ler avec eux sur ces sujets. » Ce besoin d’éduquer les gens, la musi­ci­enne le tient de son ancien tra­vail d’éducatrice au théâtre nation­al de Cra­covie.

Oli­wia, Julia, Kasia, Zosia, Maja. Par­mi toutes ces artistes, aucune n’a l’ambition d’une grande car­rière, ni d’atteindre la célébrité. Mais Aga­ta l’affirme, « être vis­i­ble ici, c’est déjà un acte poli­tique ».