Le « bimber » : alcool présent partout, légal nulle part

Des quartiers chics aux coins les plus pau­vres de Varso­vie, par­tons à la recherche du « bim­ber », cette vod­ka arti­sanale polon­aise à la fron­tière entre con­tre­bande et tra­di­tion.

Varso­vie. Quarti­er de Moko­tow, dans le sud de la cap­i­tale. C’est dans cet endroit calme aux maisons anci­ennes, épargnées par les bom­barde­ments de la Sec­onde Guerre mon­di­ale, que réside Tomek Star­warz. Cet étu­di­ant en compt­abil­ité de 22 ans habite un petit apparte­ment sim­ple et accueil­lant : peu de meubles dans le salon, quelques lou­pi­otes, un grand lit et une télévi­sion. C’est dans la cui­sine, minus­cule, que l’action se déroule. Rangées en file indi­enne comme de braves sol­dats col­orés, cinq bouteilles de « bim­ber » atten­dent d’être dégustées.

« Le bim­ber, c’est arti­sanal et fait mai­son, con­traire­ment à la vod­ka qui est un busi­ness à grande échelle », explique Tomek. Il raf­fole de cet alcool aro­ma­tisé – fraise, coing, cerise, pin ou cit­ron – et dis­tribué par le biais du bouche-à-oreille. Fab­riqué chez eux par des par­ti­c­uliers, le « bim­ber » est une vod­ka arti­sanale, faite avec de la lev­ure, du sucre et de l’eau. On laisse le mélange repos­er, puis on dis­tille avec des alam­bics. Il se con­somme à domi­cile, mais est inter­dit à la vente par le gou­verne­ment. 

Tomek aro­ma­tise par­fois lui-même son « bim­ber ». Ici, il a mélangé du miel de son voisin avec de la men­the de son jardin. ©Polska/Kimly Git­tard

Le mot « bim­ber », apparu au milieu du XXème siè­cle, était util­isé dans le jar­gon des voleurs pour désign­er une mon­tre volée. La sig­ni­fi­ca­tion exacte indique que c’était un objet dan­gereux pour le voleur lui-même, car il con­sti­tu­ait une preuve et pou­vait l’envoyer en prison si la police le trou­vait sur lui. Elle a con­nu un pic de pop­u­lar­ité dans les années 1980 et 1990, lorsque la Pologne était un pays large­ment plus pau­vre que depuis son entrée dans l’Union européenne (UE). À titre indi­catif, le PIB du pays a plus que dou­blé entre 2003 et 2010, soit six ans après son adhé­sion à l’UE, selon la Banque Mon­di­ale.

La pré­car­ité de la pop­u­la­tion la pous­sait à pro­duire et con­som­mer en grande quan­tité cette vod­ka, beau­coup moins chère que celle ven­due en mag­a­sin. Cette bois­son a gardé un statut ambigu : inter­dite, ven­due sous le man­teau… mais tout le monde la con­somme.

On boit et on vend ain­si du « bim­ber » un peu partout dans le pays, notam­ment dans les cam­pagnes et lors des grands mariages tra­di­tion­nels. Mar­tin (le nom a été mod­i­fié pour préserv­er l’anonymat de la per­son­ne), le four­nisseur de Tomek, est « con­nu dans tout son vil­lage pour ça », selon l’é­tu­di­ant.

Le « bim­ber » n’est pas un traf­ic qui vous rend mil­lion­naire. Mar­tin est un jeune de 22 ans, tout juste entré chez les pom­piers, qui vend ses bouteilles 35 zlo­tys le litre, soit 7,30 €. Sa petite pro­duc­tion est donc juste un moyen d’arrondir les fins de mois, comme d’autres le feraient avec un job étu­di­ant. Con­tac­té, Mar­tin n’a pas souhaité nous décrire sa petite fab­rique de « bim­ber ». « Beau­coup de gens ont peur d’en par­ler à des incon­nus, en par­ti­c­uli­er à des étrangers », racon­te Tomek. 

Meilleur pour la santé ?

Artur, entre deux bass­es qui réson­nent dans la boîte de dis­co polon­aise L’Explosion, à Varso­vie, con­somme régulière­ment du « bim­ber ». Ce musi­cien, qui se pro­duit ici plusieurs fois par semaine, con­firme que cette vod­ka arti­sanale est illé­gale, mais que « les gens en boivent quand même, car ils esti­ment que c’est meilleur pour la san­té ». Lui-même est méfi­ant vis-à-vis de l’alcool pro­duit par les indus­triels, et ce pour plusieurs raisons. D’abord, il les juge opaque sur leur proces­sus de pro­duc­tion. Les grandes usines d’alcool refusent en effet toute vis­ite, de peur de se faire vol­er leurs recettes. 

Pour ne rien arranger, des con­som­ma­teurs se plaig­nent de mau­vais­es expéri­ences avec l’alcool indus­triel. Par exem­ple, Julia, pour­tant guide au musée de la vod­ka, avoue être déjà allée trois fois à l’hôpital, vic­time d’une intox­i­ca­tion, après en avoir bu dans les bars chics de Varso­vie. Artur, lui, affirme que même en boîte de nuit, il y a tou­jours un risque de tomber sur un mau­vais « lot », autrement dit un alcool mal dis­til­lé qui pour­rait vous « ren­dre malade ».

D’après eux, le « bim­ber » serait donc plus « sain » que la vod­ka ven­due en super­marché. Une réac­tion com­préhen­si­ble. Un pro­duit fait mai­son, comme un pain qu’on fait soi-même, est « for­cé­ment » meilleur, dans le sens où il con­tiendrait moins de sub­stances chim­iques, et inspir­erait davan­tage con­fi­ance, car on le fait chez soi. Cepen­dant, qui dit fait par des ama­teurs, dit aus­si prise de risque. C’est pourquoi Artur admet que « si quelqu’un qu’on ne con­naît pas nous offre du bim­ber, on ne le boit pas ».  

Tout alcool arti­sanal peut en effet présen­ter un grand dan­ger pour la san­té de celui qui le boit, d’où la néces­sité de bien con­naître son four­nisseur. Autrement dit, le « bim­ber », c’est un peu quitte ou dou­ble. Le vrai dan­ger inter­vient lorsque les Polon­ais utilisent des alcools ménagers. Ils détour­nent l’usage de cer­tains pro­duits à base de spir­itueux comme des solvants, des allume-feux pour bar­be­cue, ou encore des liq­uides de lavage. Or, ceux-ci con­ti­en­nent une sub­stance extrême­ment tox­ique : le méthanol. « Le risque est sim­ple, c’est de mourir quand on en boit », explique Alek­sander Raczyn­s­ki, bar­man du très chic Woda Ognista, sourire aux lèvres sous sa longue mous­tacheEn effet, selon la Caisse nationale de san­té publique polon­aise, en 2016, 152 per­son­nes ont été vic­times d’empoisonnement au méthanol, et 37 sont décédées.

Alek­sander fait un man­hat­tan à base d’am­bre à un des clients du Woda Ognista, un lieu inspiré des cock­tails bars des USA. ©Polska/Kimly Git­tard

En 2017, la Fon­da­tion Répub­li­caine a pub­lié une étude sur le com­merce de l’alcool illé­gal en Pologne. Des don­nées à manier avec pré­cau­tion, car cet organ­isme est proche du PiS, le par­ti du gou­verne­ment nation­al-con­ser­va­teur polon­ais, qui fait cam­pagne con­tre le traf­ic de « bim­ber ».

Selon les résul­tats de cette étude, le com­merce de la vod­ka illé­gale est aux mains de groupes crim­inels, qui reven­dent leurs pro­duits sur les marchés et dans les bazars. La fon­da­tion pré­cise aus­si que les risques sont très élevés pour les con­som­ma­teurs : une dose de 20 à 50 mil­li­l­itres peut suf­fire à tuer une per­son­ne, les autres con­séquences pos­si­bles étant la céc­ité ou des trou­bles neu­rologiques.

Un breuvage camouflé

Direc­tion la par­tie nord du quarti­er de Pra­ga, endroit mal famé, pau­vre, où le gou­verne­ment polon­ais a longtemps con­cen­tré les ex-pris­on­niers. Un peu à côté du cen­tre où passe le tramway, Mar­gari­ta et Bareks tien­nent une petite épicerie qui débor­de de fruits et légumes en tout genre, avec quelques pré­pa­ra­tions maisons comme des « piero­gi » (des ravi­o­lis tra­di­tion­nels) ou du pois­son baigné dans du vinai­gre et des herbes.

Bareks et Mar­gari­ta tien­nent cette épicerie qui est inté­grée à un petit bloc de com­merces, dont un coif­feur et un tabac. ©Polska/Kimly Git­tard

Ils vendent du « bim­ber » – un litre de bois­son pour 20 zlo­tys, soit 4,20 €. Un prix très peu cher. De l’alcool fre­laté ? C’est fort prob­a­ble. Pour rap­pel, le « bim­ber » arti­sanal de Tomek était ven­du à 7,40 €. 

Pour en obtenir une bouteille, l’épicier nous demande de revenir le lende­main, à 16 h tapantes, puis de revenir à 18 h, pour finale­ment atten­dre encore deux heures de plus, le temps qu’une petite camion­nette blanche se gare au bout de la rue. Trois hommes en sor­tent, dont un avec le breuvage cam­ou­flé sous son épais pull gris, comme un tré­sor pré­cieux. 

L’aventure touche à sa fin, avec l’obtention du liq­uide vio­let éti­queté comme une crème de mûre, une façon com­mune de cacher la nature illicite de l’alcool en le trans­vas­ant dans des bouteilles de mar­ques exis­tantes. Au goût, c’est très aque­ux, on ne sent pas beau­coup l’alcool ni un arôme de fruit en par­ti­c­uli­er. En somme, une dégus­ta­tion assez déce­vante…

Le « bim­ber » est donc présent à la fois partout et nulle part en Pologne, caché, sans jamais vrai­ment l’être. Comble du para­doxe, vous pou­vez en trou­ver à… Paris, dans le très coté XIe arrondisse­ment. Le Vod­ka Lab est un mag­a­sin, spé­cial­isé dans cette bois­son, dont le patron est polon­ais et dis­tille lui-même ses alcools mai­son dans l’est du pays. 

Le patron a repris la recette orig­i­nale du « bim­ber » pour en faire un pro­duit légal en France. Si la com­po­si­tion pré­cise de sa bois­son est gardée secrète, il s’agit en réal­ité d’une vod­ka pro­duite à base de sei­gle et maturée durant un cer­tain temps, pour mieux dévelop­per ses arômes. 

Pas grand-chose à voir avec l’alcool miteux de l’épicerie de Varso­vie… Hors des fron­tières de la Pologne, le « bim­ber » est en train de sor­tir de l’illégalité pour faire son entrée dans le marché chic et qual­i­tatif des spir­itueux.