Le rap polonais, sous-culture de masse

Alors que le rap campe au som­met des charts en Pologne, il est presque impos­si­ble de trou­ver des lieux met­tant en avant la cul­ture hip-hop dans la cap­i­tale. Pour­tant, les audi­teurs sont partout et scan­dent chaque mot par cœur lors des con­certs.

« Rap­news ? Jamais enten­du par­ler ». Pour­tant, à Varso­vie, la radio qui compte en matière de hip-hop jouxte bien les bureaux de ce jeune entre­pre­neur. Et ce, depuis qua­tre ans. Au deux­ième étage d’un immeu­ble de rési­dence, le stu­dio bleu-gris de Rapnews.pl, forte­ment inspiré de celui de Sky­rock, est un pas­sage obligé pour les rappeurs du pays. Dans un apparte­ment réamé­nagé cohab­itent un stu­dio mixte (webradio/streaming) et un stu­dio musi­cal, séparés par un mur et deux portes. Ici, tout le monde par­le, pense, boit, (fume) et mange rap. Maciej Sek, co-créa­teur et ani­ma­teur des émis­sions Rap­news, n’hésite pas à par­ler du lieu comme « le cen­tre du hip-hop à Varso­vie ». En moyenne, trois artistes passent sur leur chaîne YouTube chaque semaine. En 2022, le média compt­abil­i­sait 2,5 mil­lions de vis­i­teurs uniques et env­i­ron un mil­lion de vues YouTube par mois. En con­stru­isant son pro­pre stu­dio musi­cal, l’équipe de neuf pas­sion­nés souhaite défini­tive­ment faire de ses locaux une plaque tour­nante du rap polon­ais. « Dehors, ça en manque énor­mé­ment », déplore le trente­naire aux cheveux grison­nants.

Il faut dire qu’un lieu con­sacré au hip-hop, à Varso­vie, ça se trou­ve comme une aigu­ille dans une botte de foin. Ne cherchez pas des infos sur le rap au Palais de la Cul­ture de Varso­vie :  « Désolé, nous sommes au Palais de la Cul­ture ici ». Sou­vent util­isé par les rappeurs de la scène under­ground (dite « de niche »), le terme « sous-cul­ture » prend ici tout son sens. Trou­ver des scènes ouvertes ou autres évène­ments hip-hop est qua­si­ment impos­si­ble. Seuls quelques stu­dios d’enregistrements sont spé­cial­isés dans le rap, mais vu leurs prix (une cen­taine d’euros min­i­mum par titre pro­duit), beau­coup d’artistes préfèrent s’en pass­er. « Aujourd’hui, on a tous un home-stu­dio chez nous. Le stu­dio, c’est pra­tique pour col­la­bor­er, mais la plu­part du temps, on tra­vaille seules, gra­tu­ite­ment », explique Cory, un duo de rappeuses invité sur Rap­news pour par­ler rap féminin. En dehors de ces cas par­ti­c­uliers, « le rap est invis­i­ble en ville », regrette un mem­bre de la rédac­tion.

Pour une émis­sion con­sacrée au rap féminin, le duo Cory et la rappeuse Mag­gy Mor­roz (à droite) font face à la jour­nal­iste de Rap­news. (à gauche). ©Polska/Loukas Bril­laud

Une scène en plein essor

Pour­tant, selon le chercheur en anthro­polo­gie Piotr Majew­s­ki, la Pologne compte à son act­if une des plus anci­ennes scènes rap d’Europe, active depuis les années 1990 et en plein essor cette dernière décen­nie. Chez les têtes d’affiche comme Mata, com­pa­ra­ble à Boo­ba en ter­mes de notoriété, Paluch, qui a col­laboré avec le français PLK, Taconafide et autres, les dis­ques d’or (15 000 ventes), de pla­tine (30 000) et de dia­mant (150 000) pleu­vent. Le rap est omniprésent dans le top 50 Spo­ti­fy et les artistes jouent dans tout le pays.

Autour d’un verre au Café Ama­tors­ka, celui qui est aus­si pro­fesseur d’u­ni­ver­sité dépeint ce courant comme « le plus pop­u­laire auprès des jeunes, au point que l’É­tat l’identifie comme un vecteur de valeurs que les jeunes écouteront ». Vous en doutez ? Il n’y a qu’à regarder la vidéo d’Andrzej Duda, prési­dent polon­ais, en train de rap­per un cou­plet pour lut­ter con­tre le Covid-19 il y a deux ans de ça. Pour autant, dif­fi­cile de trou­ver ne serait-ce qu’un morceau de rap améri­cain dans le Top 50 Spo­ti­fy. En se ren­dant à un con­cert, tout s’explique.

Le rappeur Mlody Ba, pre­mier de la dizaine d’artistes à pren­dre le micro, ouvre le bal sur la scène de la boîte de nuit. ©Polska/Loukas Bril­laud

Pour fêter la sor­tie de son nou­v­el album « BABY RISIN », le rappeur-pro­duc­teur-ingénieur du son, Pazzy, rassem­ble le 17 févri­er « la crème » du rap under­ground polon­ais à Varso­vie à l’Hybrydy Klub. Une boîte de nuit réqui­si­tion­née pour l’occasion. Col­lé à la scène, bras en l’air et mon­té sur des ressorts, le pub­lic est en transe. Entre les morceaux, les rappeurs mul­ti­plient les checks avec le pre­mier rang, provo­quant des mou­ve­ments de foule. 

Pazzy, trem­pé de sueur, ne s’en remet pas : « C’est incroy­able ! Partout où le rap under­ground polon­ais joue, les gens se dépla­cent pour chanter. Ils con­nais­sent chaque mot de chaque morceau. Ce sont des “Die-Hard fans”, prêts à tout pour cette scène ! », s’extasie-t-il. Une des clés de ce suc­cès : la langue.

« Mes amis n’aiment pas quand j’écoute du rap améri­cain. Ils veu­lent com­pren­dre, se recon­naître dans les paroles », jus­ti­fie Thomasz, qui accom­pa­gne un ami dans la fos­se. Par­mi les 400 per­son­nes qui se sont déplacées à l’Hybrydy Klub, trou­ver un adepte de rap étranger est une tâche com­plexe.

Pazzy, tête d’af­fiche du soir, joue son nou­v­el album sur la scène de l’Hy­bry­dy Klub. ©Polska/Loukas Bril­laud

Pazzy, la tête d’af­fiche du soir, joue son nou­v­el album sur la scène de l’Hy­bry­dy Klub. ©Polska/Loukas Bril­laud

Pazzy, la tête d’af­fiche du soir, joue son nou­v­el album sur la scène de l’Hy­bry­dy Klub. ©Polska/Loukas Bril­laud

Pazzy, la tête d’af­fiche du soir, joue son nou­v­el album sur la scène de l’Hy­bry­dy Klub. ©Polska/Loukas Bril­laud

Le divertissement et la frime

Or, en ter­mes de dis­cours, si la France et les Etats-Unis sont com­pa­ra­bles, ce n’est pas vrai­ment le cas de la Pologne. « Par exem­ple, per­son­ne ne par­le de délin­quance, de traf­ic ou de meurtres. Ici, on rappe le diver­tisse­ment et la frime », détail­lent Guc­ci Mnich et Shed­er, deux rappeurs invités par Pazzy, autour d’un verre de vod­ka. Il n’y a qu’à traduire les paroles du pre­mier dans le morceau ESKIMOS pour s’en apercevoir : « J’aime l’ar­gent, j’aime les chi­ennes, j’aime l’herbe, l’inhaler / N*que la loi, j’aime les démé­nage­ments, les vête­ments chers et les chaus­sures neuves », ou encore « Ce que vous dépensez en six mois, je le dépenserai en une nuit ». Le tout entremêlé de références à la codéine et autres drogues. Sur scène, il arbore d’ailleurs deux paires de lunettes de soleil de luxe : une sur les yeux, une sur le front. En loges, la plu­part por­tent du Guc­ci, des bracelets, mon­tres et lunettes clin­quantes. La sobriété, dans tous les sens du terme,  n’est pas le maître mot.

« Dieu bénisse internet ! »

Com­ment sont-ils tombés dans le rap ? La réponse, unanime, est résumée par les mots de Guc­ci Mnich, index vers le ciel et rire com­mu­ni­catif : « Dieu bénisse inter­net ! » La pas­sion pour le rap com­mence à la mai­son et se propage dans les cer­cles privés. En loge, tous tien­nent le même dis­cours. Leur plus grande fierté ? « Rassem­bler des cen­taines ou mil­liers de per­son­nes à chaque con­cert, dans un pays qui n’a rien à voir avec la cul­ture hip-hop », explique Shed­er, en sirotant un cock­tail à quelques min­utes de son pas­sage sur scène. « La majorité des gens sont attachés à la cul­ture polon­aise, et quand ils pensent au rap, ils voient une cul­ture afro-améri­caine, ça n’a rien à voir avec eux. C’est pour ça que vous ver­rez très rarement du rap sur la place publique et que vous serez mal vus si vous en écoutez en ville », surenchérit-il, l’air déçu.

Koneser, l’a­vant dernier rappeur de la soirée, lors de son arrivée en loges. ©Polska/Loukas Bril­laud

Koneser, l’a­vant dernier rappeur de la soirée, lors de son arrivée en loges. ©Polska/Loukas Bril­laud

Kamil Kamec­ki, jour­nal­iste Rap­news (à gauche), accom­pa­g­né de l’en­tourage des artistes. ©Polska/Loukas Bril­laud

Ozzy Baby, dernier artiste pro­gram­mé de la soirée, lors de son pas­sage sur scène. ©Polska/Loukas Bril­laud

Les invités se rejoignent tous sur scène pour le dernier morceau du con­cert, inter­prété par Ozzy Baby, une des vedettes du soir recon­naiss­able à sa coupe mulet faite en dread­locks. Par­mi eux se trou­ve aus­si un jeune bar­bu à la cas­quette des Chica­go Bulls : Kamil Kamec­ki, un habitué des lieux et de la scène under­ground. Dans les loges, pas cinq min­utes ne défi­lent sans qu’il ne salue un rappeur, pro­duc­teur ou mem­bre des entourages sur place. S’il est aus­si con­nu des artistes et des organ­isa­teurs, c’est qu’il fait par­tie de la rédac­tion de Rapnews.pl, aimée de tous ici.

Mais pas assez du grand pub­lic au goût de Maciej Sek, le fon­da­teur du média rap.  Agacé, il con­state une dif­férence « irrat­tra­pable » entre la France et la Pologne : « On peut acheter les mêmes micros, tables, caméras, ou encore les mêmes jour­nal­istes qu’en France. Seule­ment, la pop­u­la­tion non-blanche et le mul­ti­cul­tur­al­isme, eux, ne s’achè­tent pas ». Un rap trop endogame pour être fer­tile ?  Après un show si réus­si, hors de ques­tion de se résign­er. Pour Pazzy, tout ça n’est que le début : « Nous sommes les pre­miers à être nés avec le hip-hop, ce sera donc à nous de faire en sorte que l’underground devi­enne main­stream ».