Pas de salle de bain ni de toilettes, pas de chauffage, de la moisissure sur les murs et les plafonds… Les locataires des logements sociaux du quartier de Praga, à Varsovie, vivent dans des conditions précaires. Ils n’ont qu’une envie : partir.
C’est par une fine porte en copeaux de bois qu’on pénètre dans le bâtiment du 11 rue Brzeska, aux fenêtres condamnées et aux murs décrépis, où règne une forte odeur d’humidité. Un frêle escalier en bois, dans un hall aux murs qui s’effritent, mène à l’appartement d’Edyta Bołotozwicz. Elle habite ce 45 m², situé au premier étage, avec son fils de 29 ans, Sebastian, dans le coma depuis 2020, après un accident de voiture. Edyta a abandonné son travail de femme de ménage pour s’occuper de lui. Son lit médicalisé est installé dans une pièce qui fait office de salle à manger et de chambre.
Au pied du lit, un chauffage d’appoint. Malgré la chaleur qu’elle tente de préserver, dans toutes les pièces, il y a des traces de moisissures noires sur les murs qui s’écaillent. « Ce mois-ci j’ai payé 2 000 zlotys (420 €) de chauffage, c’est dix fois plus que d’habitude. Je chauffe beaucoup parce que mon fils ne peut pas avoir froid et tomber malade », explique Edyta, cigarette à la main, ses cheveux relevés en chignon. Sur la table de la salle à manger, des bouquets de fleurs fraîches qu’elle a reçus pour son anniversaire, côtoient les seringues et les médicaments de son fils. « Je crains chaque jour que l’on nous coupe l’électricité, s’inquiète Edyta, le regard tourné vers Sebastian. Il est sous oxygène et a besoin d’une pompe pour respirer. Sans ça, il pourrait mourir. »
Des bâtiments vieux de 140 ans
Edyta Bołotozwicz fait partie des cinq dernières personnes à habiter cet immeuble. En 2018, la mairie a pris la décision d’expulser les locataires. Le sourire aux lèvres, Edyta se rappelle : « On appelait cet endroit le bazar. On entendait toujours les enfants jouer et crier, les parents discuter. Nous étions près de 350 à vivre ici. » Désormais, le silence, seulement brisé par les râles de son fils.
Edyta est en attente d’un nouveau logement depuis 2018. En 2020, les recherches se sont compliquées avec l’accident de son fils : besoin d’un appartement en rez-de-chaussée, sans escaliers, assez large pour le lit médicalisé et une salle de bain avec baignoire. Quand enfin un logement convient, à chaque fois, un obstacle de dernière minute. Edyta est actuellement en procès contre la mairie. « Un jour, la mairie me dit que le logement est déjà occupé, l’autre on me dit que mon dossier est incomplet », se désole Edyta, avant d’ajouter, grave : « Je n’en peux plus. Je ne ressens plus rien. Et il n’y a même pas d’arbre ici auquel je pourrais me pendre. »
C’est dans le quartier de Praga, à l’ouest de Varsovie, que se concentre une bonne partie des logements sociaux insalubres de la capitale polonaise. Cette particularité tient à des raisons historiques. En 1945, le parti communiste qui dirige la Pologne décide de la nationalisation des biens immobiliers à Varsovie. Alors que près de 90 % de la ville a été détruite durant la Seconde Guerre mondiale, le quartier de Praga, au nord-est, a lui été épargné. Il regorge de bâtiments datant des années 1880 donc de biens nationalisés.
À la chute de l’URSS, en 1989, la ville de Varsovie lance une opération de « reprivatisation ». Les anciens propriétaires peuvent demander à la ville la restitution des immeubles qu’ils possédaient avant la guerre. De nombreux logements non réclamés sont convertis en logements publics. Ils représentent aujourd’hui 10 % du marché immobilier de la capitale. Sur les 84 000 unités de logement qu’elle détient, 10 000 sont des logements sociaux, situés pour la plupart dans le quartier de Praga.
15 000 nouveaux logements publics promis, 1 000 construits
C’est dans l’un des cafés les plus branchés de Varsovie, le Na Bank, situé en face de la mairie, que Konrad Wiślicz-Węgorowski, membre du parti d’opposition de gauche Razem, spécialiste du logement, aime travailler. « Le thème des logements publics est un sujet brûlant à la mairie depuis 40 ans », regrette-t-il, entre deux gorgées de latte. Il ajoute : « Les logements sociaux sont les logements publics les plus délabrés : pas de chauffage, toilettes et salle de bain partagées. » Leurs locataires font face à de gros problèmes personnels et financiers.
« Lors de sa réélection en 2018, le maire de la ville, Rafał Trzaskowski (Plateforme civique, parti centriste néo-libéral), a promis de construire 15 000 nouveaux logements publics d’ici 2030. Nous sommes en 2023 et à peine 1 000 unités ont été construites », se désole Konrad Wiślicz-Węgorowski, les mains jointes. Son parti, Razem, souhaite que la ville prenne davantage de mesures pour améliorer les conditions de vie de ces locataires. « Il faudrait créer une commission de logement et collecter des données sur la question, ce que la mairie ne fait pas. »
Comme lui, Marcin Wroński, économiste, professeur à l’École des hautes études commerciales de Varsovie et spécialiste des questions liées aux inégalités, a grandi à Praga, entre street art et logements délabrés. « La ville fait face à un manque de logements sociaux mais laisse ces immeubles dépérir puis les détruit », commente-t-il, s’arrêtant devant un logement social vidé de ses occupants. « La mairie revend le terrain à des promoteurs privés qui construisent des immeubles neufs », ajoute-t-il, se retournant pour faire face à une grue de construction. L’argent de ces ventes est consacré à d’autres investissements que, d’après lui, la majorité Plateforme civique considère plus intéressants.
80 % des Varsoviens sont propriétaires. Ils ne souhaitent pas que leurs biens perdent en valeur à cause de la présence de logements sociaux et soutiennent donc la politique de la mairie. Au pied de la grue, face à Marcin, une station de métro. « Depuis l’arrivée du métro à Praga, en 2012, le quartier se gentrifie. On rejoint le centre-ville en dix minutes. Une population plus riche est en train de s’installer », précise Marcin Wroński, avant de repartir.
« Au moins 6 personnes meurent ici chaque année »
Devant une œuvre de street art, emblématique de Praga, Marcin Wroński s’arrête. Une affichette rose, scotchée à une gouttière, attire son œil. Une photo : celle d’un chat gris, fixant l’objectif. Une récompense : 20 000 zloty (4 000 €) pour quiconque permettra de retrouver l’animal. C’est l’équivalent de 40 mois de pension pour Sławomir Dyjewski, un des locataires du 43 rue Wileńska.
L’immeuble du 43 rue Wileńska a tout de semblable à celui d’Edyta : murs défraîchis, briques à nu, humidité, moisissure et, en face, des immeubles neufs. Dans la cour à l’entrée du bâtiment, des poubelles débordent et des pigeons se régalent. Près de l’entrée du bâtiment, Mikołaj Kaweńcki, 72 ans, moustache grise soignée, vêtu d’un imper et d’un bonnet, promène son petit chien. Il habite le bâtiment depuis quelques années avec sa fille. Pointant les unes après les autres les fenêtres de l’immeuble, il énumère : « Deux personnes sont mortes ici, une autre là. À cet étage, une homme de 55 ans est aussi décédé. » Il poursuit : « J’appelle cet endroit l’hospice. Au moins 6 personnes meurent ici chaque année. »
C’est au premier étage, au bout du couloir après le lavabo, juste avant les toilettes communes, qu’habite Sławomir, 60 ans. Son logement se résume à une pièce de 12 m² qu’il partage avec sa conjointe, Joanna. La pièce empeste la cigarette froide et l’humidité. La fumée des mégots à peine éteints embrume l’air. La chaleur de la pièce dénote avec le froid glacial du bâtiment. « Nous avons eu le chauffage pour Noël. C’est le luxe ! » s’exclame Sławomir, cheveux ébouriffés, en pointant le radiateur neuf accroché au mur.
« Nous avons eu le chauffage pour Noël. C’est le luxe ! »
Cela fait cinq ans qu’ils habitent dans ce logement : un lit deux places, deux armoires, une gazinière, deux chaises et une télévision remplissent la pièce aux murs écaillés. Tous ces meubles, Sławomir les a récupérés sur le trottoir et dans des logements étudiants à l’autre bout du pays. Avec une aide sociale de 500 zloty (100 €) par mois, le couple peine à s’en sortir. « Ma compagne est très malade, elle doit prendre beaucoup de médicaments. Ça nous coûte 320 zlotys (70 €) par mois, en plus des 350 zlotys (75 €) de loyer et de la facture d’électricité », confie-t-il. Joanna sort de l’appartement. « On est endettés. Dès que l’on a un jour de retard sur le loyer, la mairie nous menace de nous expulser », se désole-t-il, ému, lettres de la mairie à la main. Dans de grands gestes, il continue : « Personne ne nous aide. On doit toujours pleurer. L’administration, ils n’en ont rien à foutre de nous. »
Pour quelques zlotys seulement, il rénove l’appartement de ses voisins, répare ce qu’il peut, bricole çà et là, faute d’aide de la mairie : « On ne peut pas attendre la mairie. Ils mettent des mois à intervenir. » Lui et sa femme prennent également soin de leur voisin, âgé de 77 ans, qui ne peut se nourrir seul. « J’ai été SDF pendant plusieurs années et je m’en suis sorti. Comme Dieu l’a dit, il faut donner à boire aux assoiffées et à manger aux affamés. C’est mon caractère d’aider les autres. »
Sławomir et sa compagne, sont à la recherche d’un autre appartement. La mairie leur a récemment proposé un logement moins cher, toujours dans le quartier de Praga mais ils l’ont refusé : « C’était encore pire qu’ici ! » Il conclut, effondré : « Joanna me répète tous les jours qu’elle préférerait être au cimetière qu’ici. Mais elle ne sait même pas comment payer sa tombe. » La mairie n’a pas répondu à nos sollicitations.