Pour lutter contre l’alcoolisme, la Pologne fait le pari d’une législation très stricte. Mais les prix bas, l’omniprésence de magasins spécialisés et les habitudes de consommation des Polonais font que la bataille s’avère laborieuse.
« En Pologne, il y a autant de magasins d’alcool que de pharmacies », se désole Magda, membre des Alcooliques Anonymes de Varsovie. Sobre depuis 2016, il est impossible de prime abord de deviner le passé de la jeune femme de 36 ans, blonde aux yeux bleus, aujourd’hui cheffe de projet dans l’informatique. Elle a bu très régulièrement de ses 16 à 29 ans, notamment pendant ses études en relations internationales. « La raison pour laquelle je buvais était ma peur du regard des gens », Magda est petit à petit tombée dans le piège de l’alcoolisme : « Quand j’étais sobre, je ne me trouvais pas assez belle, intelligente, drôle. » En Pologne, elle estime qu’il est beaucoup trop facile de devenir alcoolique. La faute à une culture de la boisson qui date de l’époque communiste où « ne pas boire était vu comme suspect » et à un accès trop facile à l’alcool.
Presque à chaque coin de rue, des magasins d’alcool ouverts 24h/24. Max est propriétaire depuis trente ans de l’un d’entre eux, rue Krakowski à proximité du palais présidentiel de Varsovie. Petit, trapu, il est assis sur un tabouret caché derrière son comptoir et ne se lève que pour chercher des bouteilles d’alcool dans les immenses étagères qui l’entourent. Dans les rayons, de la vodka, du whisky, du rhum ainsi que toutes sortes de bières, de plus en plus en vogue en Pologne. Max a deux principes : « Je vends à tout le monde sauf aux moins de dix-huit ans et à ceux qui sont complètement saouls. » Ces échoppes font tellement partie du décor qu’elles n’ont d’autre nom que celui de la marchandise qu’elles vendent : « Alcool 24h ». Le tout à prix abordable : comptez 30 zlotys (soit 6,50 euros) pour une bouteille de 500 ml de vodka pure, 12 zlotys (soit 2,50 euros) pour une bouteille de bière d’un litre. Ici, l’alcool est bon marché.
Un véritable problème de santé publique
De quoi faciliter grandement la consommation : au-delà des 900 000 personnes dépendantes de l’alcool, 3 à 4 millions de personnes vivent dans des familles composées au moins d’un membre alcoolique, dont 1,5 à 2 millions d’enfants. Des chiffres qui concernent particulièrement Magda. Son père et ses grands-pères qui habitaient dans la petite ville de Mlawa à 130 kilomètres au nord de Varsovie, étaient eux aussi alcooliques. « Je reproduisais le même schéma que mon père, je faisais exactement ce que je lui reprochais de faire », raconte-t-elle les yeux émus en buvant son café. Un schéma classique selon la psychothérapeute spécialisée en dépendance Joanna Flis. « L’alcoolisme se transmet de génération en génération », explique-t-elle.
Le caractère héréditaire de cette addiction constitue l’une des nombreuses conséquences de l’alcoolisme. Sans compter bien entendu le risque d’accidents et de décès prématurés : « Les Polonais boivent énormément d’un coup et ça peut être très dangereux », ajoute Joanna. Résultat : 1500 personnes meurent en moyenne chaque année à la suite d’un coma éthylique selon l’office central polonais des statistiques.
Dans le centre de Varsovie, dès 23h, des femmes et des hommes, jeunes, complètement ivres titubent, soutenus par leurs amis pour ne pas tomber par terre. Des scènes que l’on peut aussi retrouver dans le quartier populaire de Praga, au nord de Varsovie, où la présence policière est bien moindre. Croiser des hommes d’une quarantaine d’années en train de tituber dans la rue dès la mi-journée n’y a rien de très surprenant. Et ce, alors même que consommer de l’alcool sur la voie publique est prohibé.
Jeudi 18h, un groupe de jeunes adultes boivent tranquillement une bière dans un square. Trois policiers débarquent et leur rappellent la règle. Résultat : obligation de jeter la bière et 100 zlotys en guise d’amende. Au-delà de la consommation, celle-ci interdit aussi, à la manière de la loi Evin en France, la promotion des vins et spiritueux ainsi que la publicité pour la bière avant 20h.
« Les alcooliques cherchent à s’éloigner des difficultés de la vie à travers la boisson plutôt qu’à travers la foi »
Une législation beaucoup trop laxiste pour l’église polonaise. « L’Église a fait et fera pression sur le gouvernement pour qu’il vote des lois encore plus dures contre la promotion de l’alcool », affirme Marek Dziewiecki, prêtre catholique spécialisé dans la lutte contre l’alcoolisme et la toxicomanie. Vêtu d’une chemise bleue avec un col romain sous une veste de costume, il est assis en compagnie de l’évêque Tadeusz Bronakowski, habillé d’une robe noire traditionnelle, coiffé d’une calotte rose et du porte-parole de l’épiscopat, Leszek Gesiak. La salle a été spécialement préparée pour l’annonce. En son sein, une immense table ovale jalonnée de micros, des panneaux lumineux pour les chaînes de télévision et un présentoir blanc et violet aux couleurs de l’épisocopat de Pologne. Sur les murs, les représentations de Jésus et de ses apôtres rappellent la dimension religieuse de cet événement. L’Église polonaise accueille une conférence de presse pour annoncer une semaine de prière pour la sobriété de la nation. Devant les trois participants, des dizaines de journalistes. Signe que le sujet a son importance.
Malgré la prédominance du catholicisme dans le pays, Marek Dziewiecki attribue le recours à l’alcool au manque de compréhension de certains envers le christianisme qu’ils « voient comme un ensemble d’obligations, une caricature ». À cause de ce malentendu, il estime que « les alcooliques cherchent à s’éloigner des difficultés de la vie à travers la boisson plutôt qu’à travers la foi ». Souriant et convaincu que son message est le bon, le prêtre continue : « Le manque de joie est la cause principale de l’alcoolisme et la joie équivaut à l’amour réciproque, ce qui constitue le message de l’Église. »
Aux « Alcooliques anonymes », l’humilité pour s’en sortir
Dieu n’est pas au cœur des discussions des Alcooliques anonymes mais omniprésent dans la charte des douze étapes vers la sobriété placardée au mur de l’organisme. La première d’entre elles symbolise toute l’humilité que ce type de processus demande : « Nous admettons que nous sommes impuissants face à l’alcool et que nos vies sont devenues ingérables. » Les réunions des Alcooliques anonymes de Varsovie ont lieu au sous-sol d’un bureau de l’église, rue Radna.
En tout, ce samedi matin, ils sont neuf hommes et deux femmes. Les personnes présentes se ressemblent très peu. Veste de survêtement pour certains, accessoires de luxe pour d’autres, grâce au style vestimentaire de chacun, on devine des catégories sociales différentes. Impossible chez certains de deviner leur addiction. Des bougies parfumées à la vanille sont disposées sur le bois rugueux de l’immense table autour de laquelle sont assis les participants. Magda est la maîtresse de cérémonie aujourd’hui. Non sans une certaine autorité, elle commence par lire les règles de base de ce type de rendez-vous. L’une des plus importantes : « Ce qui est raconté dans le cadre des Alcooliques Anonymes doit rester ici et ne pas être divulgué ».
Magda propose alors à chacun de prendre la parole pour partager un sentiment, une anecdote, un moment. À chaque fois, il se passe deux, trois minutes avant que quelqu’un ne se mette à parler. Ce qui crée un moment de silence suspendu dans le temps. Comme si chaque intervention était précédée d’une hésitation. Symbole de la situation ambivalente dans laquelle se trouve la Pologne au sujet de l’alcoolisme, entre vieilles habitudes et nécessité de changer.