« C’est David contre Goliath » : à Varsovie, les catholiques face à une Église toute-puissante

Soutenue par le gou­verne­ment, l’Église catholique polon­aise propage un dis­cours très con­ser­va­teur, dans une société qui a évolué. Des catholiques varso­viens s’organisent pour pro­mou­voir une Église plus tolérante.

Sa poigne est ferme, son allure con­fi­ante, ses gestes assurés. Elle pré­cise d’ailleurs qu’elle ne prend pas de café — elle n’a pas le temps. Dans un restau­rant du sud de Varso­vie, Uschi Paw­lik racon­te son com­bat pour la défense des mem­bres de la com­mu­nauté LGBT+ au sein de l’Église catholique. Une bataille qu’elle mène depuis douze ans, en tant que croy­ante homo­sex­uelle. Un com­bat qui lui a valu de nom­breuses attaques – de la part du clergé polon­ais, mais égale­ment de la com­mu­nauté LGBT, qui l’accuse de « pactis­er avec l’ennemi » – et un burnout mil­i­tant il y a cinq ans. « On n’a jamais eu une seule réponse à nos let­tres adressées à l’épis­co­pat, déplore-t-elle, dés­abusée. Ils n’en ont rien à faire de nous. » 

Uschi Paw­lik a co-fondé deux asso­ci­a­tions de lutte pour les droits des minorités au sein de l’Église : la Fon­da­tion Foi et Arc-en-Ciel et le Con­grès Catholique. ©Polska/Margaux Boulte

« Le gouvernement utilise l’Église pour les votes, et le clergé l’utilise pour son argent »

Uschi n’est pas la seule catholique polon­aise dégoutée par les pra­tiques et le dis­cours con­ser­va­teurs de l’Église. En Pologne, la société se sécu­larise très rapi­de­ment, dans un pays pour­tant tra­di­tion­nelle­ment très croy­ant. D’après un sondage pub­lié en 2022 par l’institut CBOS, si 84% des Polon­ais se dis­ent catholiques, seule la moitié d’entre eux pra­tique encore. Un phénomène plus prég­nant chez les jeunes : moins d’un sur qua­tre dit pra­ti­quer cette reli­gion, con­tre sept sur dix il y a trente ans.

De nom­breux scan­dales expliquent ce rejet, comme la mul­ti­pli­ca­tion des cas d’abus sex­uels et de pédophilie dans l’Eglise, mais aus­si la prox­im­ité de l’Église avec le pou­voir poli­tique. C’est ce qu’explique Marcin Frybes, his­to­rien fran­co-polon­ais, chez lui, dans le nord de Varso­vie, en grig­no­tant des « faworkis », des bis­cuits tra­di­tion­nels. « Depuis qu’il est arrivé au pou­voir en 2015, le gou­verne­ment nation­al-con­ser­va­teur sou­tient et finance l’Eglise catholique sans se cacher. » Un accord mutuelle­ment béné­fique : « Le gou­verne­ment utilise l’Eglise pour s’assurer les votes des Polon­ais âgés, et le clergé utilise le PiS – le par­ti “Droit et jus­tice”, au pou­voir – pour son argent. » La déci­sion d’octobre 2020 du Tri­bunal con­sti­tu­tion­nel qui a inter­dit l’avortement en Pologne – sauf en cas de viol ou d’inceste – a accen­tué le rejet de l’Église par une par­tie de la pop­u­la­tion. Mais, au-delà des caus­es con­jonc­turelles, cet ancien soci­o­logue pointe le prin­ci­pal prob­lème de l’Église polon­aise : elle est « totale­ment fer­mée au débat et aux évo­lu­tions de la société ».

« Depuis qu’il est arrivé au pou­voir en 2015, le gou­verne­ment nation­al-con­ser­va­teur sou­tient et finance l’Eglise catholique sans se cacher. »

Marcin Frybes, his­to­rien fran­co-polon­ais
Marcin Frybes est un ancien mem­bre de Sol­i­darnosc, le syn­di­cat fondé par Lech Wale­sa et qui s’est opposé au régime com­mu­niste dans les années 1980, ce qui lui a valu de la prison. ©Polska/Margaux Boulte

L’histoire d’Adam Michal­s­ki, par­mi tant d’autres, l’illustre. Il la racon­te sur les march­es en pierre froide du parvis de la Basilique du Sacré-cœur, dans le quarti­er de Pra­ga, à l’est de Varso­vie. L’émotion et le froid mor­dant font trem­bler sa voix. Cet étu­di­ant en psy­cholo­gie de 20 ans se con­sid­érait comme « très catholique » il y a trois ans. A tel point qu’il avait envis­agé de devenir prêtre. « Je ne suis pas allé jusqu’au sémi­naire mais j’avais déjà choisi l’ordre religieux – les Salésiens – que je voulais rejoin­dre. » A 16 ans, il com­prend qu’il est homo­sex­uel. « Pen­dant encore un ou deux ans, j’ai con­tin­ué à me per­suad­er que je pour­rais être prêtre et gay. » Un espoir bal­ayé par les dis­cours con­ser­va­teurs et intolérants des prêtres avec qui il dis­cute. En déam­bu­lant dans la Basilique du Sacré-Cœur, il pour­suit, à voix basse : « Je me con­sid­ère encore comme catholique, mais l’Eglise doit chang­er. Elle ne peut pas con­sid­ér­er cer­tains de ses fidèles, comme moi, comme des catholiques de sec­ond rang. »

« Ici, ils ne parlent que d’avortement et de contraception »

Face à l’intolérance du clergé polon­ais, cer­tains catholiques se mobilisent pour ten­ter de chang­er l’Eglise de l’intérieur. Igna­cy Dud­kiewicz est rédac­teur en chef de Kon­takt, le « seul mag­a­zine catholique de gauche » de Pologne. Il marche à grands pas pressés, le dos cour­bé, vers les locaux de sa rédac­tion, dans le cen­tre-ville his­torique de Varso­vie. « C’est rare de se définir comme ça en Pologne », explique-t-il, assis à la table en bois de sa salle de rédac­tion. « Le mag­a­zine a quinze ans mais, à chaque fois, on doit réex­pli­quer ce que l’on entend par “catholique de gauche”. » L’objectif du mag­a­zine est de mon­tr­er que l’Eglise polon­aise n’est pas le seul mod­èle pos­si­ble. Et de citer « l’Amérique latine, les Etats-Unis ou l’Inde », où l’Église par­le de « pau­vreté, d’écologie, de droits des tra­vailleurs ». « En Pologne, s’indigne-t-il, alors qu’on est dans le pays de Sol­i­darność, les évêques ne par­lent jamais de tout cela ! Ici, ils ne par­lent que d’avortement, de con­tra­cep­tion et de la “mal­adie arc-en-ciel” des LGBT. »

Les activistes en sont con­scients : il sera dif­fi­cile de faire chang­er une Église dont la toute-puis­sance s’explique par des racines pro­fondé­ment ancrées dans l’histoire du pays. Entre 1795 et 1918, la Pologne n’existait plus comme nation : elle était annexée dans de grands empires. Ce sont les évêques et les prêtres, dans chaque ville et vil­lage, qui ont rem­placé l’Etat. De même, pen­dant la péri­ode com­mu­niste, entre 1945 et 1989, « l’Église jouait le rôle de con­tre-pou­voir face au com­mu­nistes », rap­pelle Marcin Frybes. Dif­fi­cile de se défaire des tra­di­tions, dans un pays où « le catholi­cisme est un phénomène plus social que religieux », con­clut l’ancien dis­ci­ple du soci­o­logue Alain Touraine.

Le car­di­nal Ste­fan Wyszyńs­ki (1901–1981) est l’une des fig­ures de la lutte de l’Église con­tre l’op­pres­sion du régime com­mu­niste. ©Polska/Margaux Boulte

Mal­gré tout, Igna­cy voit bien que son activisme porte ses fruits. Il en veut pour preuve les chiffres de ses ventes : « On a plus de 700 abon­nés », détaille-t-il en rangeant les piles de mag­a­zines de plus d’un mètre de haut, entassés dans la salle de rédac­tion. « Et on en a un peu plus chaque mois. Les lecteurs nous remer­cient : ils nous dis­ent qu’ils avaient des doutes, des inter­ro­ga­tions sur leur foi. En lisant notre mag­a­zine, ils se ren­dent compte que ce n’est pas eux le prob­lème, mais bien le dis­cours con­ser­va­teur de l’Église. »

C’est aus­si la con­vic­tion d’Anna Balu­ta, 21 ans, étu­di­ante en civil­i­sa­tion améri­caine. Elle vit avec une quar­an­taine d’étudiants catholiques, comme elle, dans une colo­ca­tion à l’est de Varso­vie. Une dizaine de jeunes sont réu­nis ce jeu­di soir dans la salle com­mune du bâti­ment austère, aux murs blancs décorés de pho­tos de groupe et de tableaux de Marie, de Jésus ou de Jean-Paul II. Par­mi eux, Michał, 21 ans, étu­di­ant en infor­ma­tique, rap­pelle qu’il est impor­tant de ne pas « défendre l’Église aveuglé­ment ». Pour la chang­er, il faut selon lui soutenir « les petites com­mu­nautés catholiques, comme la nôtre, qui font de bonnes actions mais qui ne font pas les gros titres ». Un point de vue partagé par Paweł, prêtre de cette colo­ca­tion, attablé, comme les autres, autour de la table basse de la salle com­mune : « Il fau­dra, dans le futur, davan­tage écouter les jeunes. L’Église, avant d’être une insti­tu­tion, est une famille. En témoignant de notre foi, il faut rap­pel­er, pas à pas, qu’il y a beau­coup de bon dans cette famille. »

Moins d’un tiers des jeunes Polon­ais suiv­ent les cours de reli­gion, réin­tro­duits à l’école en 1990. ©Polska/Margaux Boulte

À l’inverse, Uschi, activiste depuis plus de dix ans, estime que la poli­tique des pas-à-pas ne suf­fi­ra pas. « C’est David con­tre Goliath ». Pour elle, le change­ment vien­dra d’une révo­lu­tion pop­u­laire, qui arrivera le jour où l’Église per­dra son sou­tien poli­tique et financier. « De moins en moins de per­son­nes vont à l’Église, donc les finances du clergé vont dis­paraître, et le pou­voir poli­tique avec. J’espère que je serai là pour voir l’Église actuelle s’effondrer, et que je pour­rai par­ticiper à la con­struc­tion d’une Église nou­velle sur ces débris. » Et cela pour­rait arriv­er plus vite que prévu : d’après les sondages, l’opposition unie face au gou­verne­ment con­ser­va­teur pour­rait rem­porter les élec­tions lég­isla­tives d’octobre. Et met­tre fin à la con­nivence qui finance les archevêques polon­ais depuis plus de sept ans.