En Pologne, le gouvernement du parti conservateur Droit et Justice (PiS) fait pression sur les théâtres afin de mettre un terme aux représentations allant à l’encontre du pouvoir et de l’Église. Malgré la pression, la rébellion se poursuit sur les planches de Varsovie.
Les lumières s’éteignent et font place au silence. Sur scène, des corps nus s’enlacent avec sensualité, projetés sur la façade d’une maison blanche, dont l’architecture ressemble à celle d’une église. Un son de cloches sur fond de musique électro retentit dans la salle. Une comédienne se masturbe en prenant soin de retourner une statue de la Vierge Marie, pour ne pas lui infliger le spectacle. Avec Immoral Stories, mis en scène par Jakub Skrzywanek, le théâtre Powszechny, situé à Varsovie, confirme sa réputation subversive. La pièce questionne le rapport entre Église et sexualité dans un pays « où le seul endroit accepté pour en parler est un confessionnal », décrit le prospectus.
Nazar et Marina, deux Ukrainiens d’une trentaine d’années, ne s’attendaient pas à voir ça. « C’était choquant, je ne sais pas quoi en penser, c’est peut-être pour ça que j’ai aimé », explique Nazar. Tous deux travaillent dans le cinéma, Nazar en post-production et Marina en comptabilité. Elle vit depuis dix ans en Pologne mais songe à quitter le pays : « Avec ce gouvernement, c’est difficile de se projeter. La scène artistique est de plus en plus bâillonnée », confie-t-elle, le regard dans le vide. Elle sait qu’en Pologne, la liberté artistique a un prix.
Depuis l’arrivée au pouvoir du parti conservateur Droit et Justice (PiS), en 2015, un bras de fer oppose les théâtres d’avant-garde et le gouvernement. Les autorités souhaitent voir disparaître toutes les œuvres artistiques susceptibles de porter atteinte aux valeurs de l’Église catholique. Les théâtres sont devenus l’emblème d’une forme d’opposition politique. Dorota Felman, spécialiste du théâtre classique polonais et coordinatrice de projet à l’institut de civilisation française, explique que le phénomène ne date pas d’hier : « En Pologne, le théâtre a toujours été un moyen de vaincre l’oppression. » Pendant l’occupation soviétique, la censure de la pièce « Les Aïeux » d’Adam Mickiewicz devient le foyer des protestations étudiantes de 1968.
Dans le théâtre Powszechny, Amelia Dobak oriente et conseille les spectateurs. Avec son large sourire et ses cheveux bleus, elle explique qu’Immoral Stories est loin d’être la pièce la plus indécente du programme. « En 2017, on a joué The Curse d’Oliver Frdjic. La pièce met en scène une fellation de Jean Paul II et la destruction de la Croix catholique. Là, il y a eu de vives réactions. Des militants d’extrême droite ont pénétré dans le théâtre pour manifester leur mécontentement. Il y a eu un procès. On a dû mettre en place un système de sécurité avec des fouilles et des vigiles. » Cette année-là, des spectateurs ont porté plainte contre le théâtre pour « offense aux sentiments religieux ». La nouvelle a fait le tour des médias nationaux.
« Plus le gouvernement serrera la vis, plus nous serons provocateurs »
Assis derrière son bureau, Paweł Sztarbowski sourit. Dans son sweat vert à capuche, le directeur du théâtre Powszechny jubile : « J’ai appris dans les médias il y a quelques jours que le tribunal ne donnait pas suite au procès. Ils n’ont même pas pris la peine de nous appeler pour nous l’annoncer. » Derrière lui, une affiche de The Curse est fièrement accrochée au mur. « La pièce dénonce aussi la pédophilie qui gangrène l’Eglise. En 2017, ce sujet était méconnu en Pologne. Moi-même je l’ignorais. C’était tabou. Et les réactions l’ont montrées. »
Lorsque Paweł Sztarbowski et son associé Paweł Łysak reprennent les rênes du théâtre en 2014, l’objectif est clair. « Nous voulions traiter des sujets politiques, engagés. Des sujets qui font bouger les choses. Plus le gouvernement serrera la vis, plus nous serons provocateurs. » La prochaine représentation de The Curse est déjà prévue en septembre 2023, en pleine élection législative. Deux gardes seront postés à l’entrée.
Agnieszka Jakimiak est metteure en scène, elle a participé à la création de la pièce. Avec aplomb, elle assure ne pas avoir peur. « Je veux tout aborder librement, si un sujet fait scandale, c’est qu’il est important. Le PiS, lui, ne se censure pas. » Pourtant, elle en paye le prix. Avec cette pièce, certains théâtres et festivals ne veulent plus travailler avec elle. « Je ne me plains pas. Les pires répercussions sont pour les acteurs. Ils sont exposés. » C’est le cas de la comédienne Julia Wyszynska, qui, dans la pièce, fait une fellation à l’ancien Pape polonais. Elle subit une vague de harcèlement en ligne et des menaces de mort pendant les six premiers mois de la représentation de The Curse, et a perdu son poste d’actrice dans une série diffusée à la télévision nationale.
Le théâtre Powszechny est subventionné par la ville de Varsovie, dont le maire, Rafał Trzaskowski, est membre du parti de l’opposition Plateforme Civique. Le théâtre subversif peut se permettre de mettre en scène des pièces qui ne plaisent pas au gouvernement, sans craindre de devoir mettre la clé sous la porte. Mais l’avenir reste incertain « Si la mairie passe à droite, nous fermons en deux semaines » redoute son directeur.
Les théâtres publics sont les plus menacés. « Si un théâtre présente un sujet controversé du point de vue de la religion, de la sexualité, il est très probable qu’il ne recevra pas d’aides de l’État. » avance Dominika Bychawska-Siniarska, avocate à la fondation Helsinki pour les droits de l’Homme. Autre levier utilisé par le gouvernement : la destitution des directeurs. En septembre 2022, la metteure en scène Monika Strzępka remporte un concours pour le poste de directrice du théâtre dramatique de Varsovie. Deux mois plus tard, elle en est écartée. Le motif ? La jeune femme a installé une immense statue de vulve dorée à l’intérieur du théâtre. Le chef du gouvernement régional de Varsovie, affilié au gouvernement, a jugé l’œuvre dégradante et humiliante.
Les universités sont également touchées par la censure. Natalia Cierniak, 22 ans, est étudiante à l’académie historique de théâtre Aleksander Zelwerowicz. Entre les larges allées poussiéreuses remplies de reliques théâtrales, Natalia raconte les problèmes que son académie rencontre : « Notre école est sous l’autorité du ministère de la Culture. Lorsque nous montrons nos opinions, comme exposer un drapeau LGBT, ils arrêtent les subventions. Depuis décembre, nous sommes en cours à distance. La situation financière de notre académie est catastrophique. »
Une censure renforcée
Au 8e étage d’un bâtiment gris du centre de Varsovie, Magdalena Mickiewicz est assise derrière un bureau, dans une petite pièce vide. Pour seul ornement, une croix en bois accrochée sur l’un des murs blancs. Avocate coordinatrice d’Ordo Luris, un institut de conseil juridique conservateur, elle défend des chrétiens offensés. « En Pologne, les chrétiens ne sont pas pris au sérieux. La majorité des polonais sont conservateurs et donnent de la valeur aux symboles religieux, mais la gauche bruyante veut détruire ce qui rassemble le peuple polonais. »
Depuis l’interdiction de l’IVG en 2020, de vives manifestations ont éclaté dans tout le pays. Une partie de la population ne se reconnaît plus dans l’Eglise. Certains lieux de culte ont été profanés par des manifestants. Devant son immense carnet où elle note toutes les affaires de catholiques indignés, Magdalena Mickiewicz s’emporte : « Il y a de plus en plus de provocations des artistes de théâtre. Ces pseudo artistes se sentent impunis. On espère que cela va changer. » Si le PiS est réélu en automne prochain, le vœu de Magdalena Mickiewicz pourrait être exaucé.
Une nouvelle version de l’article 196 du code pénal — qui punit l’offense aux sentiments religieux — pourrait être adoptée cette année. L’amendement du parti Solidarna Polska, proche du PiS, mentionne explicitement « l’insulte à l’Église », soit l’introduction directe de l’Eglise catholique dans le code pénal. « Toute pièce qui ne sera pas une critique substantielle de l’Église, mais qui touchera à la religion et à l’Église catholique, pourrait potentiellement entraîner la pénalisation du réalisateur pour insulte aux sentiments religieux. » précise Dominika Bychawska-Siniarska, avocate spécialisée dans la liberté d’expression. L’addendum est déjà passé en première lecture. Les metteurs en scène encourraient deux ans de prison.