Mer Baltique : pêcheurs cherchent poissons désespérément

Dans les ports du nord de la Pologne, sur les marchés comme dans les assi­ettes, le pois­son pêché en mer Bal­tique se raré­fie. L’effondrement des stocks com­plique le quo­ti­di­en des pêcheurs locaux qui, pour beau­coup, pren­nent le large vers d’autres métiers. 

Lat­i­tude 54.447547, lon­gi­tude 18.661521. Cap atteint. Après une heure de nav­i­ga­tion, Witold Tilsa coupe le moteur du bateau. Au-dessus de la coque bleue et jaune s’attroupent instan­ta­né­ment une dizaine de goé­lands. Il est neuf heures, et en ce mer­cre­di brumeux de févri­er, c’est déjà la deux­ième sor­tie en mer du pêcheur polon­ais de 63 ans. Com­bi­nai­son sur le dos, il se plie en deux et s’extirpe de l’étroite cab­ine dans laque­lle il tient tout juste debout. Ses bottes en plas­tique crissent sur le pont mouil­lé du bateau. Il enfonce son bon­net jusqu’à ses yeux cernés par la fatigue et remonte le col four­ré de son man­teau. 

D’un geste assuré, il attrape la bouée qu’il fixe du regard depuis qu’il a quit­té la plage de Sopot, une ville située sur les bor­ds de la Bal­tique, en Poméranie (Pologne). Le pêcheur tire le bout bleu immergé dans l’eau et le fait gliss­er entre ses mains calleuses. Au bout du cordage, le filet est vide. Aucune prise. Witold n’est pas sur­pris. Il y a dix ans, il rame­nait entre 100 et 200 kilos de cabil­laud par jour. En 2019, juste avant que les cap­tures ne soient inter­dites par l’Union européenne pour ten­ter de sauver l’espèce, il ne rame­nait plus de 15 kilos par an. « Avant, on se demandait com­ment on allait pou­voir ven­dre tout ce pois­son ! Main­tenant je me demande com­ment en attrap­er. Je revois ce bateau débor­dant de cabil­lauds, c’était la belle époque », se sou­vient-il.

« Deux à trois fois plus vite que le reste du globe »

A deux kilo­mètres de là, au sein de l’Institut d’océanographie de l’Académie polon­aise des sci­ences, Tomasz Kijew­s­ki se penche sur son ordi­na­teur. Face aux cartes, sché­mas et graphiques qui défi­lent sur l’écran, l’océanographe est pes­simiste. En plus du cabil­laud, d’autres espèces comme le hareng et la morue com­men­cent à se raré­fi­er. Il ne voit pas com­ment les ressources, sur­ex­ploitées pen­dant plusieurs décen­nies, pour­raient se régénér­er. La mer Bal­tique, semi-fer­mée et peu pro­fonde, est pol­luée par les engrais issus de l’agriculture. « Tous les nutri­ments qui entrent y restent et per­me­t­tent aux algues de pro­lifér­er », affirme le chercheur. « Et en con­som­mant tout l’oxygène présent sous l’eau, ces algues empêchent les pois­sons de vivre. » En par­al­lèle, à rai­son d’une hausse de qua­tre degrés tous les dix ans, la Bal­tique est la mer qui se réchauffe le plus rapi­de­ment du monde. « Deux à trois fois plus vite que le reste du globe ! », alerte l’expert.

Ce matin, la mer avoi­sine les deux degrés. Une tem­péra­ture nor­male pour la sai­son.  De retour à Sopot, Witold, une tasse de café dans les mains, tente de se réchauf­fer. « La pêche c’est toute ma vie », dit-il, les yeux rivés vers le large. Et c’est aus­si celle de Rafał, son fils de 33 ans avec qui il pêche depuis main­tenant dix ans. L’homme à la car­rure imposante a com­mencé en regar­dant faire son père, qui lui-même a appris en regar­dant le sien.

Rafał, le fils, a man­i­festé il y a deux ans aux côtés d’autres pêcheurs pour réclamer des aides de la part du gou­verne­ment. ©Polska/Eve Chan­cel

Tous les jours, les deux hommes arrivent au port à 2 h 30 du matin. Une grande bâtisse face à la mer leur fait office de lieu de tra­vail. Dans le garage, l’aile gauche du bâti­ment, ils pré­par­ent les filets qu’ils char­gent ensuite dans le bateau. Ils ava­lent un café en vitesse à l’étage, où une kitch­enette et un canapé for­ment un petit espace de vie. Sur les pho­tos de famille accrochées au mur, il y a des bateaux, du sable et beau­coup d’amour.

Une fois en mer, père et fils ne par­lent pas beau­coup. Cha­cun sait ce qu’il doit faire et fait con­fi­ance à l’autre. De retour à terre, Witold, casiers dans les mains, décharge le pois­son que Rafał achem­ine au point de vente, une cen­taine de mètres plus haut, à côté du garage. Imper­méable rouge sur le dos, Rafał s’active der­rière la bal­ance. Ce matin, habi­tants et restau­ra­teurs du coin sont nom­breux à atten­dre leur tour. Pas sûr qu’il y en ait pour tous, le stock de hareng s’é­coule à vitesse grand V. Quelques mètres der­rière lui, sa sœur Gosia sert les clients en pois­son fumé. Longue queue de cheval blonde sur la tête, elle passe ses mat­inées der­rière le comp­toir de la petite échoppe nichée au rez-de- chaussée du bâti­ment.

« C’est un priv­ilège de pou­voir ven­dre en direct. C’est ce qui nous per­met de tenir », admet le père de famille en rangeant des filets dans le garage. Les aides finan­cières reçues par l’Etat (25% des allo­ca­tions touchées) et l’Union européenne (75%) restent néan­moins essen­tielles à la survie du com­merce famil­ial. La Pologne est l’un des pre­miers pays européens béné­fi­ci­aires des fonds pour la pêche avec, pour 2021–2027, 512 mil­lions d’euros accordés au pays. Une somme sim­i­laire à celle touchée par la France. Ces aides visent à com­penser la poli­tique de quo­tas en vigueur pour ten­ter de régénér­er les stocks de pois­sons. Tous les ans sont fixés et alloués à chaque pays des « totaux admis­si­bles des cap­tures », ensuite partagés entre les pêcheurs du pays. Le gou­verne­ment polon­ais autorise ain­si à la famille Tilsa à cap­tur­er, hors cabil­laud, jusqu’à 2 000 kilos de pois­sons par mois. Une quan­tité qu’ils n’atteignent pas tou­jours à cause du manque de pois­sons d’après Rafał, qui n’envisage pour­tant pas de faire un autre méti­er. « J’aime être en mer, je m’y sens libre », lâche-t-il les yeux bril­lants.

Ancrer les souvenirs

Sur la petite plage de Sopot, il ne reste plus que qua­tre bateaux sur les onze présents dans les années 1980. Des enfants ten­tent de grimper dans la coque de celui des Tilsa. D’autres se sont aven­turés à l’intérieur du « Mini-musée du pêcheur », situé à quelques mètres de leur point de vente, dans l’aile droite de la bâtisse. Jerzy Piątek, 75 ans, béret bleu marine sur la tête, les accueille et s’empresse de leur racon­ter la fameuse his­toire de son père coincé en mer, à laque­lle tous les vis­i­teurs ont droit. « Les hivers étaient bien plus rudes qu’aujourd’hui. La baie gelait et des bateaux restaient sou­vent plusieurs jours pris au piège dans la glace », explique-t-il. Aidé de sa canne, l’ancien pêcheur chem­ine par­mi les mil­liers d’objets qu’il entre­pose dans la pièce som­bre. 

« J’ai créé ce musée il y a 20 ans pour con­serv­er une trace matérielle de l’his­toire des pêcheurs polon­ais », explique le vieil homme, con­scient que la pro­fes­sion dis­paraît. Lui, la mer lui est restée dans la peau. Une cica­trice rougeâtre lui déforme la joue gauche. « J’étais au port, comme tous les matins », racon­te-t-il sous les regards intrigués des enfants. « Un câble d’aci­er trop court s’est cassé et m’a éclaté au vis­age. J’avais 19 ans. »

Jerzy Piątek avait huit ans lorsque son père l’a emmené sur l’eau pour la pre­mière fois. ©Polska/Isaure de la Gorce

« Moi, je continuerai à me battre. »

Paweł Kuci­ra fait par­tie de ceux qui ont quit­té le navire. Il y a qua­tre ans, l’ancien pêcheur est devenu chauf­feur routi­er. Au volant de son camion, il passe sou­vent devant le port de Jas­tar­nia, situé à 70km de Sopot, où il a tra­vail­lé pen­dant 30 ans. Il en prof­ite pour s’arrêter fumer une cig­a­rette avec Karol Konkel et Woj­ciech Konkel, ses anciens col­lègues. Les rires des trois hommes réson­nent dans le calme du port où Paweł se sent tou­jours comme chez lui. « Je ne rame­nais plus assez de pois­son pour en vivre », racon­te-t-il sous le regard de ses amis. « Ça été dur de chang­er après 30 ans passés en mer »

Accoudé sur son bateau, Woj­ciech Konkel, le plus jeune des trois hommes, écoute atten­tive­ment les deux anciens. Il finit par lâch­er sèche­ment : « Moi, je con­tin­uerai à me bat­tre. » Adossée à la cab­ine du bateau, Karol Konkel approu­ve avant de renchérir : « Le vrai prob­lème, c’est la poli­tique de l’Union européenne. Ils nous envoient des gros bateaux scan­di­naves qui pêchent beau­coup trop ! Il ne reste plus rien pour nous, petits pêcheurs. » En 15 ans, le nom­bre de bateaux de pêche côtière enreg­istrés dans les ports du pays a été divisé par deux. Ils étaient 125 en 2021, con­tre 250 en 2004, d’après l’Institut des pêch­es mar­itimes de Gdy­nia. Sur la même péri­ode, 279 bateaux de pêche arti­sanale ont arrêté de sil­lon­ner les eaux polon­ais­es. 

À une heure de route de Jas­tar­nia, sur le marché de Gdy­nia, on ne trou­ve pas de trace des cap­tures de Karol et Woj­ciech Konkel. « Gros bateau, gros deal ! », lance avec un grand sourire Tadeusz Now­ic­ki, 48 ans, der­rière ses étals bien gar­nis. Le pois­son­nier, dont la famille occupe le plus grand emplace­ment de la halle depuis qua­tre généra­tions, s’approvisionne exclu­sive­ment auprès des gros cha­lu­tiers. Sprat, hareng, saumon, morue, flé­tan… Si les noms des espèces sont pré­cisés sur chaque bac en poly­styrène, leur orig­ine n’est jamais men­tion­née. Aux clients, nom­breux ce jour-ci, le pois­son­nier annonce que 40% de sa marchan­dise vient de Bal­tique. Après un décompte minu­tieux, seules trois espèces sur la trentaine pro­posées sont con­cernées. Soit un taux de 10%, bien inférieur à celui annon­cé. « Si je ne devais m’approvisionner qu’en Bal­tique, j’aurais fer­mé bou­tique depuis bien longtemps ! », se défend le vendeur, dont le pois­son vient en majorité de mer du Nord et de l’aquaculture. Il y a 20 ans, Tadeusz Now­ic­ki vendait plus de pois­son et à davan­tage de gens. « C’était acces­si­ble et pas cher ! Tout le monde pou­vait être mon client, même les plus dému­nis », regrette-t-il. 

Pour­tant, les habi­tants de la côte appré­cient tou­jours autant les pro­duits de la mer. Ce mer­cre­di midi, il est dif­fi­cile de trou­ver une table au Bar Przys­tań (« bar du port »), le restau­rant de pois­son le plus con­nu de Sopot. Situé juste à côté du point de vente de la famille Tilsa, l’établissement à la façade vit­rée offre une vue sur mer épous­tou­flante. Au comp­toir, on ne sert que du pois­son. On le com­mande mar­iné, gril­lé, frit ou encore en soupe. Sur les plateaux qui défi­lent s’ac­cu­mu­lent par­fois jusqu’à qua­tre assi­ettes dif­férentes. Der­rière le bar, la plu­part des serveurs ignorent d’où vient le pois­son. Piotr, qui tra­vaille ici depuis huit ans, est le seul à savoir. Et il est formel. Aucun pois­son servi ici n’a été pêché dans la mer que les clients dévorent des yeux.