À Zabrze, les touristes marchent dans les pas des mineurs

À 320 mètres sous terre, dans les entrailles des mines de Zabrze, en Haute-Silésie, 200 000 vis­i­teurs vien­nent décou­vrir chaque année le méti­er de mineur. La ville fait de son or noir une attrac­tion pour se recon­stru­ire après la fer­me­ture de ses indus­tries.

Le tin­te­ment de la cloche reten­tit, les portes en fer­raille jaunes se refer­ment, puis l’obscurité. Qua­tre mètres par sec­onde : c’est le rythme de la descente effrénée vers les pro­fondeurs de la mine de Gui­do. Ils sont qua­tre hommes, casques sur la tête, à se blot­tir les uns con­tre les autres à l’intérieur de la cage. Un bruit assour­dis­sant et des trem­ble­ments empêchent toute com­mu­ni­ca­tion. Au bout d’une minute et trente sec­on­des, la cloche sonne à nou­veau. Les portes s’ouvrent, à 320 mètres sous terre. Ceci n’est pas une scène tirée de Ger­mi­nal. Aucun mem­bre de cette excur­sion n’est réelle­ment mineur. Une sim­ple vis­ite débute à Zabrze, ville indus­trielle de Haute-Silésie où sept mines sur huit ont fer­mé. Elle mise aujourd’hui sur le tourisme indus­triel pour se recon­stru­ire économique­ment.

« Make min­ing advan­tage again », voici com­ment est qual­i­fiée cette poli­tique par le porte-parole de la munic­i­pal­ité, Daw­id Wowra, détour­nant la célèbre for­mule de Don­ald Trump, « Make amer­i­ca great again ». L’or noir qui a fait la richesse de la Silésie n’est plus une énergie d’avenir. Il y a deux ans, le gou­verne­ment polon­ais a annon­cé la fer­me­ture de toutes les mines de char­bon d’ici 2049 pour attein­dre la neu­tral­ité car­bone l’année suiv­ante. Avant les années 1990, Zabrze comp­tait 26 000 mineurs. Aujourd’hui, une seule mine privée, Sil­tech, emploie 147 tra­vailleurs. En décem­bre 2022, la dernière grande mine publique de Makos­zowy a défini­tive­ment fer­mé, faute de rentabil­ité, après sept ans de déman­tèle­ment pro­gres­sif.

“L’oscar du patrimoine et de la culture”

Jerzy Krol, con­duit fière­ment le train blanc qui emmène les vis­i­teurs à tra­vers les trois kilo­mètres de galeries souter­raines. « J’aime le con­tact avec les gens et racon­ter mon tra­vail », sourit celui qui répond volon­tiers aux enfants qui le ques­tion­nent. Resté 27 ans au fond de la fos­se, l’homme au gilet vert racon­te la fierté d’être mineur. « C’était un méti­er pres­tigieux et bien rémunéré, rap­pelle-t-il, nous avions un apparte­ment, une voiture et accès à tous les pro­duits ali­men­taires pen­dant les pénuries ». Mais les yeux de Jerzy devi­en­nent humides lorsqu’il évoque les dan­gers. « J’ai vu des col­lègues mourir, souf­fle-t-il, je n’aime pas par­ler de ça ».

Jerzy Krol a obtenu une licence pour pou­voir con­duire les vis­i­teurs en train dans la mine de Gui­do. ©Polska/Gabin Grulet

À ses côtés, Mateusz Nowaczyn­s­ki invite les vis­i­teurs à se baiss­er en file indi­enne sous les sup­ports en bois qui tien­nent les parois de char­bon. « A la sur­face, ils ne voient que des bâti­ments. Ici c’est plus intéres­sant, se félicite le guide, ils peu­vent emmen­er leurs enfants et dire :  regarde, c’est comme ça que grand-père tra­vail­lait ! ” ». La mine de Gui­do est dev­enue l’attraction numéro 1 de Zabrze et con­va­inc chaque année 200 000 vis­i­teurs. Une balade en bateau dans la mine Reine Louise et le musée du car­bone com­plète l’offre touris­tique.

Dans la mine Reine Louise, les vis­i­teurs par­courent les galeries souter­raines en bateau. ©Polska/Gabin Grulet

La mode du tourisme indus­triel con­siste à la vis­ite de lieux de pro­duc­tion recon­ver­tis en pat­ri­moine. A l’image du cen­tre his­torique minier de Lewarde, dans le Nord de la France, l’histoire des gueules noires, pour­tant par­fois trag­ique avec son lot de morts, attire la curiosité. La ville de Zabrze a poussé loin le curseur en faisant descen­dre les touristes tout au fond de la mine.

« Nous en sommes devenus la cap­i­tale incon­testée », affirme Doro­ta Kosińs­ka, respon­s­able du tourisme à la mairie de Zabrze. Chaque année, la ville organ­ise une con­férence inter­na­tionale sur le tourisme indus­triel. En 2019, le musée de la Reine Louise s’est même vu décern­er l’un des prix Europa Nos­tra qui a par exem­ple été remis en 2022 à l’église d’Episkopi de Siki­nos en Grèce. « C’est l’oscar du pat­ri­moine et de la cul­ture ! », s’exclame Doro­ta Kosińs­ka.

Au point d’en faire trop ? La sur­prise est de taille en tombant au terme de la vis­ite souter­raine sur un pub et une salle de con­cert. Des spots de lumières rouges illu­mi­nent les murs noir­cis par le char­bon. Une foule se masse déjà pour la soirée Saint-Valentin. Danser le tan­go dans une mine, une idée orig­i­nale qui ne saurait déna­tur­er le lieu selon Mateusz Nowaczyn­s­ki qui sou­tient : « Les vis­i­teurs sont con­tents, ils boivent une bière locale et man­gent un plat tra­di­tion­nel silésien ».

Alek­san­dra et Stanisław Gawron, un cou­ple de retraités, vien­nent pour la pre­mière fois. Et ce n’est pas une par­tie de plaisir. Stanisław était mineur et ce lieu « lui rap­pelle trop son tra­vail dif­fi­cile ». C’est à Zabrze que s’est pro­duit le plus grave acci­dent de l’histoire de la mine. Le 28 juin 1958, 72 salariés de la mine de Makos­zowy sont tués dans un incendie.

“Sans mine, il n’y a pas de ville”

Dans les rues, les stat­ues en bronze représen­tant tra­vailleurs et out­ils, rap­pel­lent l’importance des mines. En plus d’être un gros employeur, l’industrie a été pen­dant des siè­cles un moteur pour l’économie. Des écoles, des trans­ports et des com­merces se sont implan­tés. Mais à par­tir de 1990 et le début des fer­me­tures, c’est le déclin. Maria Tkocz, spé­cial­iste de l’économie post-indus­trielle en Silésie, a étudié l’évolution du taux de chô­mage. Sur l’ensemble de la région, il est passé de 10,4% à 19,4% en seule­ment trois ans, entre 1999 et 2002. A Zabrze, il a atteint 24% « par manque d’emplois alter­nat­ifs », note l’économiste et géo­graphe polon­aise. La pop­u­la­tion est passée de 203 000 habi­tants à 175 000 aujourd’hui. « Sans mine, il n’y a pas de ville », con­firme l’ancien mineur Jerzy Krol.

La mine de la Reine Louise en 1791, dev­enue aujourd’hui un musée. ©Archive — Maria Tkocz

Le porte-parole, Daw­id Wowra, observe : « La mine est comme une mère pour la Silésie, elle a nour­ri nos enfants ». Alors quand la maire de Zabzre Mał­gorza­ta Mań­ka-Szu­lik, s’est fait élire pour la pre­mière fois en 2006, « les gens lui dis­ait qu’elle était folle, que c’était impos­si­ble de faire venir des touristes dans une ville indus­trielle, déclare-t-il, mais elle rétorquait que c’était notre futur ». La ville a investi dans le tourisme en util­isant notam­ment le fond de tran­si­tion de l’Union Européenne qui aide les Etats mem­bres à se détourn­er des éner­gies pol­lu­antes. Au total, elle a dépen­sé 300 mil­lions de zlo­tys (62 mil­lions d’euros).

« La mine est comme un mère pour la Silésie, elle a nour­ri nos enfants »

Daw­id Wowra, porte-parole de la mairie de Zabrze.

La munic­i­pal­ité se vante égale­ment d’un taux de chô­mage tombé à 4,4%, même si toute la Silésie est rev­enue à un faible niveau (4,8% de moyenne en 2021). Une zone économique a été créée dans la com­mune. Elle emploie 2000 per­son­nes et réu­nit 33 investis­seurs comme l’entreprise améri­caine Weber, spé­cial­isée dans les pro­duits de cui­sine en extérieur. Zabrze prend aus­si un tour­nant sci­en­tifique et médi­cal avec des fac­ultés, qua­tre hôpi­taux et le développe­ment de son ser­vice dédié aux mal­adies car­diaques créé après la pre­mière trans­plan­ta­tion du cœur en Pologne réal­isée ici en 1985. 

Daw­id Wowra, porte-parole de la mairie de Zabrze, défend la poli­tique d’investissement dans le tourisme indus­triel. ©Polska/Gabin Grulet

Mais le tourisme est la branche la plus impor­tante. « Pour un emploi créé dans ce domaine, il y en a qua­tre de plus », assure Daw­id Wowra. Près des musées, plusieurs hôtels et restau­rants prof­i­tent de cette nou­velle attrac­tion. Oui, mais « pour un emploi dans la mine, il y en avait cinq autour », répond Jerzy Hub­ka, ancien tra­vailleur de la mine de Makos­zowy et vice-prési­dent du syn­di­cat ZZG. « Ce que dit la mairie, c’est une chose. Mais la réal­ité c’est qu’il n’y a pas suff­isam­ment d’entreprises à Zabrze », dénonce celui qui s’est occupé, en sur­face, du tri du char­bon pen­dant 37 ans, jusqu’à sa fer­me­ture, en 2016.

La mine de Makoszowy à l’abandon

C’était quelques jours avant Noël. Les mineurs pour­suiv­aient leur labeur à 600 mètres sous terre quand la nou­velle est tombée. Makos­zowy n’est pas rentable, elle fer­mera dans deux semaines. Sept ans plus tard, sa voix résonne dans les couloirs vides de son ancien lieu de tra­vail. Jerzy Hub­ka ressent tou­jours une pro­fonde tristesse lorsqu’il fran­chit cette porte. Les sou­venirs remon­tent. A gauche, c’était le ves­ti­aire et les douch­es. A droite, la salle de prière et de rassem­ble­ment. Aujourd’hui, il ne reste que des murs dont la pein­ture s’écaille, des pla­fonds tâchés, un car­relage fis­suré et un silence pesant. Seuls deux chats errants témoignent des traces de vie du passé.

Jerzy Hub­ka se rend trois fois par semaine à Makos­zowy et con­state sa dégradation.©Polska/Gabin Grulet

« Là-bas, il y avait mon usine, lance Jerzy en pointant la lisière de la forêt, mais elle a été détru­ite l’année dernière, comme trois des qua­tre chevale­ments ». L’homme à la longue veste grise espère que la mairie fera des travaux de con­ser­va­tion avant que le bâti­ment prin­ci­pal ne se détéri­ore davan­tage.

Dans son bureau du syn­di­cat, seule pièce encore chauf­fée de toute la mine, il évoque le des­tin des 2400 mineurs qui tra­vail­laient à Makos­zowy. Selon Jerzy Hub­ka, 73% d’entre eux ont accep­té la propo­si­tion du gou­verne­ment d’être réaf­fec­tés dans une autre mine. “ Mais ils n’avaient pas le choix et les con­di­tions salar­i­ales étaient pires », s’énerve-t-il. D’autres ont pu par­tir en pré-retraite en obtenant deux à trois ans de salaire. Cer­tains jeunes ont dû enchaîn­er les for­ma­tions. « Devenir coif­feur ou fleuriste pour un mineur, c’est une blague ! », lance-t-il. Selon lui, beau­coup « sont tombés dans l’alcoolisme » et il y a eu « plusieurs sui­cides ».

Ouvert à la ques­tion écologique, il reste con­fi­ant quant au poten­tiel des indus­tries silési­ennes à inve­stir dans les éner­gies renou­ve­lables, syn­onymes d’emplois d’avenir. La révo­lu­tion énergé­tique, voici le titre du livre posé en évi­dence sur son bureau. Jerzy le sait, dans quelques années, les mines fer­ont par­tie du passé. Il n’entendra plus les portes de la cage s’ouvrir, ni le tin­te­ment de la cloche reten­tir. Pour préserv­er la mémoire de ce qui a fait la richesse et l’identité de la Silésie, il restera les musées de Zabrze.

Le club de foot­ball du Gornik Zabrze fier de son iden­tité minière

Un club de mineurs, par des mineurs, pour des mineurs. Au Gornik Zabrze, l’équipe de foot­ball de la ville, tout rap­pelle l’industrie du char­bon. “Gornik” sig­ni­fie “mineur” en Polon­ais, et sur le logo blanc, bleu et rouge, un marteau et un mail­let se croisent. En 1948, le club est créé par le régime com­mu­niste pour en faire un emblème du pro­lé­tari­at.
« A l’époque, les joueurs de l’équipe et le pub­lic étaient des tra­vailleurs », con­firme le respon­s­able presse, Kon­rad Kolakows­ki en admi­rant la salle des trophés. Financé par les mines, le Gornik Zabrze a dom­iné le foot­ball polon­ais pen­dant des décen­nies, rem­por­tant 14 titres nationaux et dis­putant une finale de Coupe d’Eu­rope en 1970.
Si depuis leurs fer­me­tures, il a per­du ses spon­sors et sa superbe, Kon­rad Kolakows­ki n’imagine pas une sec­onde le club renier sa cul­ture. « On veut garder notre iden­tité et nos racines, assure-t-il, ici nous sommes Silésiens avant d’être Polon­ais ».