La cité minière de Wieliczka, sel-dorado du tourisme polonais

L’ère des rues désertes et des bâti­ments vétustes n’est plus qu’un vague sou­venir à Wielicz­ka. Portée par le suc­cès touris­tique de sa mine de sel, la ville jouit aujourd’hui de com­merces dynamiques, de nom­breuses écoles et de parcs ver­doy­ants. Une méta­mor­phose impres­sion­nante, et tou­jours en cours.

Il n’est que neuf heures du matin, un jour de semaine en févri­er, mais ils sont déjà plusieurs cen­taines à patien­ter dans le froid. Ailleurs, la scène éton­nerait. Mais à Wielicz­ka, à 15 kilo­mètres au sud-est de Cra­covie, elle est dev­enue banale. Dans la queue, les touristes polon­ais, bri­tan­niques ou ital­iens atten­dent sage­ment leurs guides devant des dra­peaux. Tous vien­nent voir le tré­sor caché sous la ville : la mine de sel. « Incon­tourn­able » selon Marcin, quar­an­te­naire venu de Varso­vie avec toute sa famille. « Exci­tant » pour María, 27 ans, habituée des voy­ages entre amies loin de son Espagne natale.

L’extraction de sel a ryth­mé la vie de la mine jusqu’en 1996, année de sa mise à l’ar­rêt. Aujour­d’hui dédiés au tourisme, les souter­rains creusés pen­dant plus de 700 ans fasci­nent chaque année plus d’1,5 mil­lion de vis­i­teurs. Ce suc­cès, l’ancien mineur de 65 ans Marek Czyżows­ki l’ex­plique par la « beauté naturelle, archi­tec­turale et his­torique » des lieux. Car au fil des siè­cles et des salles, les mineurs ont façon­né dans le sel de véri­ta­bles œuvres d’art. La chapelle Sainte Kinga, prouesse esthé­tique et tech­nique, attend à plus de 100 mètres de pro­fondeur. Lus­tre géant, repro­duc­tion 3D de La Cène, sol pavé… les yeux s’y trompent mais le touch­er ne ment pas : ici, tout est fait de sel. « Ce savoir-faire fait la fierté des mineurs ! » s’embrase Marek, le regard pas­sion­né.

Marek Czyżows­ki fait par­tie des plus de 1 000 per­son­nes employées de la mine. ©Polska/Arsène Gay

Aujourd’hui guide dans ces couloirs qu’il a creusé durant 26 ans, le natif de Wielicz­ka se sou­vient de son enfance, dans une ville qui ne ressem­ble en rien à ce qu’elle est aujourd’hui : « Dans les années 1970, il n’y avait que trois restau­rants et aucun hôtel. Aujourd’hui il y en a des dizaines ! Sans le tourisme, tout cela ne serait pas arrivé. »

900 habitants de plus par an

Emmi­tou­flée dans ses vête­ments pour­pres, Rena­ta Niziołek, 61 ans, con­firme : « Quand je suis arrivée en 2005, il n’y avait pas un seul café. Et là regardez ! Il y en par­fois trois dans la même rue ! » s’amuse-t-elle en pointant du doigt un étab­lisse­ment récem­ment ouvert. Avec un accent français qua­si imper­cep­ti­ble, la tra­duc­trice s’enthousiasme : « Nous avons un ciné­ma, un stade, une piscine, une médiathèque… la ville est très jolie, agréable et dynamique. » Jeune maman, Weroni­ka Mal­czyk salue elle la présence de « beaux espaces publics » pour sa fille comme des parcs ou des aires de jeux : « On a aus­si la chance d’avoir plein d’écoles mater­nelles, pri­maires, col­lèges, lycées » insiste la trente­naire.

« Chaque année, 900 per­son­nes s’installent ici », se félicite le maire Artur Kozioł, cra­vate fleurie ser­rée et sourire aux lèvres. En 2006 — année de son élec­tion — l’agglomération comp­tait 37 000 habi­tants. Aujourd’hui ? Plus de 70 000. Vis­i­bles à plusieurs kilo­mètres, deux immenses grues sur­plombent la ville. L’une domine un quarti­er rési­den­tiel en con­struc­tion, l’autre un chantier de réno­va­tion du site minier. Pour sup­port­er l’explosion démo­graphique, le maire pour­suit son expan­sion par le sud « grâce aux vil­lages de l’agglomération, car il est dif­fi­cile de con­tin­uer à con­stru­ire dans la ville. » Loin du cen­tre, les anci­ennes bâtiss­es — sem­blables aux coro­ns français — côtoient les lotisse­ments mod­ernes.

En seule­ment 17 ans, le nom­bre d’habitants a presque dou­blé dans l’agglomération de Wielicz­ka. ©Polska/Arsène Gay

Lorsqu’elle se promène dans la ville où les immeubles fleuris­sent, Rena­ta s’étonne tou­jours de voir des tours de qua­tre étages aux parois orangées : « J’ai par­fois l’impression qu’ils con­stru­isent un quarti­er par semaine ! » Dans son bureau où les dossiers s’empilent, Artur Kozioł s’avance vers un plan de l’agglomération col­lé au mur. La carte, défig­urée par les ratures, n’est com­préhen­si­ble que par l’intéressé : « Au nord, nous sommes en train de dévelop­per notre zone économique », résume le maire en glis­sant sa main vers le haut. Sur les cinq dernières années, 2 000 emplois ont été créés dans l’agglomération grâce aux indus­tries locales.

« Aucune chance que l’on s’attarde ici »

Ici, en journée, un train ou un bus part en direc­tion de Cra­covie toutes les qua­tre min­utes. C’est 15 fois plus fréquent qu’il y a 20 ans. Il ne faut que 25 min­utes pour rejoin­dre le cen­tre de Cra­covie et 45 min­utes pour son aéro­port inter­na­tion­al. Arrivés par les rails, Erik et Mar n’ont eu que 300 mètres à par­courir depuis la gare pour entr­er sur le site minier. Sur le chemin de ces deux touristes mex­i­cains ? Deux restau­rants et quelques stands de sou­venirs. Pas de quoi pouss­er les trente­naires à se balad­er dans la ville : « Aucune chance que l’on s’attarde ici, nous avons prévu de repar­tir directe­ment après la vis­ite de la mine. »

« Il y a des mil­lions de touristes dans la mine de sel, mais pas à Wielicz­ka, déplore Weroni­ka, la jeune mère de famille, presque per­son­ne n’achète dans nos mag­a­sins, ne s’ar­rête dans nos cafés ou ne vis­ite notre château. » Ces pas­sages-éclairs, sources d’agacement chez les habi­tants et les com­merçants, représen­tent un défi pour la ville. Bien seule à la table de son restau­rant, la jeune man­ag­er Ane­ta Talach s’inquiète de la sit­u­a­tion : « À Cra­covie, il y a tout un sys­tème qui pousse les touristes à prof­iter des com­merces. Ici, nous sommes oblig­és d’afficher notre menu au niveau de la mine pour espér­er attir­er les vis­i­teurs. »

La richesse archi­tec­turale, urbaine et his­torique de Wielicz­ka ne se résume pas qu’à la mine de sel. ©Polska/Arsène Gay

Dans les rues de Wielicz­ka, les touristes ne sont effec­tive­ment pas légion. Appareil pho­to braqué sur l’imposante mairie en plein cen­tre-ville, Fiona et Frankie sont les seules à échang­er en anglais. « Hon­nête­ment, notre vis­ite de la mine est prévue dans une heure. Si on fait un tour dans la ville, c’est juste car nous sommes arrivées en avance, s’a­musent la mère et fille lon­doni­ennes, mais on ne regrette pas ! Il y a beau­coup de jolis bâti­ments ici. Nous ne savions pas tout ça. Sur inter­net, on ne par­le que de la mine, pas du reste. »

« Je suis tombée amoureuse de Wieliczka »

C’est presque par hasard qu’Ewą Kupiec est dev­enue guide touris­tique. Il y a quelques années, alors qu’une amie lui demande une vis­ite de Wielicz­ka, Ewą se rend compte… qu’elle ne con­naît rien de sa ville. Celle qui réno­vait jusqu’ici des objets en bois va alors se plonger dans les livres : « Je suis tombée amoureuse de Wielicz­ka, son his­toire et ses secrets. » Après y avoir vécu toute sa vie, Ewą lance ses pro­pres vis­ites de la ville au pub­lic. Elle se remé­more la pre­mière d’entre elles : « Le par­cours devait dur­er deux heures, mais il s’est ter­miné au bout de cinq heures ! »

Cette année, Ewą Kupiec ouvri­ra sa sai­son des vis­ites en mai, jusqu’au mois d’octobre. ©Polska/Arsène Gay

Aujourd’hui encore, elle reste offi­cielle­ment la seule per­son­ne à pro­pos­er des vis­ites de la ville dans son entièreté : « Wielicz­ka a un poten­tiel touris­tique incroy­able, qui n’est pas exploité » assure Ewą, bien instal­lée dans son nou­v­el ate­lier où elle vend des sou­venirs faits main en rap­port avec l’histoire de la ville. « Nous avons évidem­ment la mine, mais aus­si un château, deux splen­dides églis­es, trois palais, un cen­tre his­torique avec des bâti­ments mag­nifiques et même une his­toire juive très par­ti­c­ulière. » Mis en avant, ce poten­tiel per­me­t­trait d’attirer les touristes dans les entrailles de la ville.

Loin du cen­tre-ville, les préoc­cu­pa­tions sont dif­férentes. Au sud de Wielicz­ka, l’expansion est telle­ment rapi­de que des routes con­stru­ites il y a plus de dix ans ne sont tou­jours pas goudron­nées ou revêtues. Les mains agrip­pées sur son volant, Elż­bi­eta Szostak ne dépasse pas les 20 km/h. Face aux trous béants qui jonchent le chemin menant à sa mai­son, le risque de crevai­son est trop impor­tant : « Nous faisons des deman­des offi­cielles depuis 2003. Le prob­lème est-il vrai­ment si dif­fi­cile à résoudre ? » inter­pelle la pro­fesseure de chimie à Cra­covie. Régulière­ment cri­tiqué à ce sujet pour son inac­tion, le maire hausse les épaules : « La ville ne fait qu’accorder des per­mis de con­struc­tion. Les respon­s­ables sont les parte­naires privés : cer­taines sociétés font bien leur tra­vail, d’autres non. »

« Faire de Wieliczka une métropole »

Sa muta­tion, « Wieli » la doit en grande par­tie à sa prox­im­ité avec Cra­covie. Deux­ième ville de Pologne, l’ancienne cap­i­tale reste le lieu de tra­vail de nom­breux habi­tants de Wielicz­ka. Dès sept heures du matin, les bus et wag­ons en direc­tion de Cra­covie sont pris d’assaut. Pour cer­tains, Wielicz­ka n’est qu’une « ville-dor­toir », où les act­ifs ne vien­nent que pour se repos­er. « Presque toute notre vie se trou­ve à Cra­covie : le tra­vail, les études, la famille… », con­fie Mar­iusz Banaś, cadre en entre­prise arrivé il y a douze ans dans le but de trou­ver un « endroit pais­i­ble avec une archi­tec­ture char­mante ». Un point de vue partagé par de moins en moins d’habitants au fil des années.

Désireux de défini­tive­ment se débar­rass­er de cette image, Artur Kozioł assume sa folie des grandeurs : « Je veux faire de Wielicz­ka une métro­pole. Je veux que les Cra­coviens vien­nent tra­vailler à Wielicz­ka, qu’ils inscrivent leurs enfants dans nos écoles, et pas seule­ment l’inverse. » Selon la mairie, l’agglomération devrait compter 100 000 habi­tants en 2060. D’ici-là, le maire souhaite con­stru­ire un hôpi­tal, dévelop­per le tramway ou encore… accueil­lir une uni­ver­sité. Sans cam­pus à l’heure actuelle, les étu­di­ants restent les grands absents des rues de Wielicz­ka. Le sourire mali­cieux der­rière son écharpe rouge, la tra­duc­trice Rena­ta Niziołek plaide une alter­na­tive plus légère : « Qu’on installe des bars si on veut faire venir les jeunes ! Il leur faut de la place pour faire la fête ! »