La ville de Chełmno mise sur la Saint-Valentin pour sauver son économie

Pour la fête des amoureux, durant 3 jours, 5 à 10 000 per­son­nes vien­nent assis­ter à des con­certs et des ani­ma­tions dans une petite ville de l’Ouest polon­ais. Ces célébra­tions visent à attir­er les touristes, et à frein­er le déclin démo­graphique et économique frap­pant la ville depuis plusieurs années.

La salle de spec­ta­cle est comble. Un pub­lic euphorique occupe une cen­taine de sièges som­bres. Beau­coup sont des cou­ples, âgés d’une trentaine à une soix­an­taine d’années. Pour l’occasion, la scène est sobre­ment décorée. Trois spots de lumières qui éclairent une bat­terie, un piano et une gui­tare. Artur Mick­iewicz, le maire de Chełm­no, s’avance entre les instru­ments. Sa chemise bleu ciel est accordée à la couleur de ses yeux. Il sourit, avant d’introduire l’artiste tant atten­du : « Voici Stanisław Soy­ka ! ». Le chanteur à la car­rure imposante et ses musi­ciens s’installent. Les pre­mières notes de jazz reten­tis­sent. Entre deux chan­sons, Stanisław Soy­ka dis­cute, plaisante. Le pub­lic rit, con­quis. 

Ce con­cert du mar­di 14 févri­er clô­ture trois jours de célébra­tions. Chaque année, depuis 2001, Chełm­no s’anime pour la Saint-Valentin. La petite com­mune de l’Ouest polon­ais est con­sid­érée comme la ville de l’amour. Elle pos­sède des reliques du Saint Valentin lui-même, un prêtre assas­s­iné en 269 et érigé en Saint au Moyen Age. Alors pour la fête des amoureux, Chełm­no accueille 5 à 10 000 per­son­nes dans ses rues, selon la mairie. Au pro­gramme : con­certs, speed-dat­ing, con­férence sur l’orgasme, et même, pour les plus courageux, baig­nade dans un étang gelé… « Ce week-end, pour le con­cert de la célèbre chanteuse Cleo, 7 000 per­son­nes étaient réu­nies sur la place prin­ci­pale », se flat­te Artur Mick­iewicz. Presque toutes les ani­ma­tions sont gra­tu­ites. L’objectif de la mairie : faire de la ville une des­ti­na­tion touris­tique, pour dévelop­per son économie. 

En 20 ans, la commune a perdu 8 000 habitants 

Quelques heures avant le con­cert de Stanisław Soy­ka, Artur Mick­iewicz gare sa voiture le long d’une route en pente. En face de lui, Chełm­no se dresse sur sa colline. L’édile de 49 ans, en poste depuis 2018, se tourne vers les toits de tuiles rouges. Il prend son temps pour répon­dre aux ques­tions, et se réfère sou­vent à ses notes. « Chełm­no est une des villes les plus pau­vres de Pologne », récite-t-il. En cause notam­ment : son enclave­ment. Cinq heures de tra­jet depuis Varso­vie. Dans le détail : trois heures et demie de train, quinze min­utes de tramway, et finale­ment une heure de bus. Les infra­struc­tures de la région Couïavie-Poméranie sont lim­itées, et elle est aus­si très dépen­dante de l’agriculture. Autant d’obstacles freinant son développe­ment économique, selon une étude du cab­i­net McK­in­sey. Le comté de Chełm­no a le troisième taux de chô­mage le plus élevé de la région : 12,7%. La com­mune manque d’argent pour con­stru­ire de nou­veaux apparte­ments, ce qui pousse les jeunes à migr­er vers de plus grandes villes. En con­séquence, la pop­u­la­tion a dimin­ué. Au début des années 2000, Chełm­no comp­tait 25 000 habi­tants pour 17 000 aujourd’hui, dont un tiers de per­son­nes âgées.

Artur Mick­iewicz compte sur la 22e édi­tion de la Saint-Valentin à Chełm­no pour attir­er plus de touristes. ©Polska/Jeanne Toutain

« C’est dur de vivre ici quand on est jeune, il n’y a pas d’université, pas de tra­vail… ». Alek­san­dra Czer­wińs­ka, 28 ans, gère une mai­son d’hôtes. Le week-end de la Saint Valentin, son étab­lisse­ment de six cham­bres affiche com­plet. « Cela fait du bien aux hôtels de la ville, car sinon, en févri­er et mars, il n’y a pas beau­coup de touristes ». Mais même si elle est orig­i­naire de Chełm­no, que toute sa famille y vit, qu’elle y a un hôtel, qu’elle adore les célébra­tions du 14 févri­er, Alek­san­dra n’envisage pas son avenir dans la ville de l’amour. Surtout depuis qu’elle est enceinte. « Je pense à mon bébé, et je me dis que dans une plus grande ville, il aura plus d’opportunités ». La déci­sion n’est pas facile, mais elle sem­ble prise. « Un jour, avec mon mari, nous démé­nagerons. Nous atten­dons seule­ment d’avoir un peu plus d’argent ». 

14 km² de super­fi­cie, c’est aus­si trop peu pour l’installation de nou­veaux com­merces. Pro­mou­voir la ville et attir­er les touristes est donc devenu essen­tiel pour la mairie. D’ailleurs, la munic­i­pal­ité vient d’obtenir près de 11 mil­lions de zlo­tys (2,3 mil­lions d’euros) de la part du pro­gramme d’appui à la con­struc­tion du gou­verne­ment, pour con­stru­ire 44 nou­veaux apparte­ments. Artur Mick­iewicz a célébré cette vic­toire sur son compte Face­book, par­mi les posts sur la Saint-Valentin. « On peut tomber amoureux d’une per­son­ne, mais on peut aus­si tomber amoureux d’une ville », ajoute-t-il avec un clin d’œil, en redé­mar­rant sa voiture.

Wielokrot­nie infor­mowal­iśmy, że budowa mieszkań jest jed­nym z pri­o­ry­tetów naszego mias­ta. Dzię­ki pozyska­niu środ­ków…

Pub­liée par Artur Mikiewicz sur Lun­di 13 févri­er 2023

« On essaie tou­jours d’inviter des artistes à la mode pour les con­certs, c’est ça qui fait venir les gens », pré­cise Kami­la Cieślewic depuis le cen­tre cul­turel munic­i­pal, qu’elle dirige. Attablée devant un café, elle replace dis­traite­ment son serre-tête dans ses cheveux bruns. Avec son équipe, ils orchestrent tous les ans ces célébra­tions « très atten­dues », avec le bud­get qui leur est accordé par la ville, les spon­sors et la région. « Entre 150 000 et 200 000 zlo­tys », soit entre 31 000 et 41 000 euros. « Ce n’est pas énorme, ce serait mieux si on avait un peu plus d’argent du gou­verne­ment », estime Kami­la Cieślewic. Avec un bud­get plus impor­tant, Kami­la s’imagine déjà inviter des artistes encore plus célèbres, inve­stir dans de nou­velles déco­ra­tions… Cette année, lorsqu’on se promène à la porte Grudz­iądz­ka, on peut observ­er une sculp­ture de rubans col­orés, illu­minés par un jeu de lumières. Les curieux s’arrêtent pour la regarder, puis pour­suiv­ent leur balade dans le parc Pamieci i Tol­er­ancji. En son cen­tre, deux cœurs rouges hauts de deux mètres. Pour l’instant, ces pas­sants sont surtout des locaux ou des cou­ples de la région. La ville manque encore de vis­i­bil­ité au niveau nation­al. « C’est ça, le prob­lème : les gens ne con­nais­sent pas Chełm­no, ils n’ont pas la chance de voir son poten­tiel », regrette la direc­trice. 

Des reliques vieilles de 1 800 ans 

Chełm­no ne s’est pas définie « ville de l’amour » par hasard. En 2008, la com­mune a obtenu le cer­ti­fi­cat de « meilleur pro­duit touris­tique ». Un prix hon­ori­fique qui récom­pense les des­ti­na­tions touris­tiques inno­vantes, et qui a per­mis à Chełm­no de brevet­er les appel­la­tions « ville de l’amour » et « ville des amoureux ». Désor­mais, elles lui sont exclu­sive­ment réservées en Pologne. 

Han­na Filars­ka, 61 ans, con­naît par coeur les allées de l’église de l’As­somp­tion de la Bien­heureuse Vierge Marie, qui abrite les reliques du Saint Valentin : un morceau de crâne vieux de 1 800 ans. « Ce prêtre, con­nu pour ses mir­a­cles, a vécu en Ital­ie au IIIe siè­cle, avant d’être nom­mé patron des amoureux par le Pape Alexan­dre IV, au XII­Ie », racon­te la guide touris­tique. Cette retraitée pas­sion­née d’histoire s’approche de l’autel où reposent les reliques, dans une boîte en argent. Elle pour­suit son réc­it d’une voix ent­hou­si­aste mais douce, pour ne pas déranger les quelques fidèles venus prier. « L’empereur Claude II avait inter­dit le mariage. Il dis­ait que les hommes mar­iés fai­saient de piètres sol­dats ». Le prêtre Valentin de Terni, cepen­dant, con­tin­u­ait de mari­er les fiancés en secret. Jusqu’en 269, où l’empereur romain le fit décapiter. « Les reliques sont exposées dans notre église depuis le XVI­Ie siè­cle ».

D’après Han­na Filars­ka, la vit­re qui pro­tège les reliques du Saint Valentin est pare-balles, pour empêch­er leur vol. ©Polska/Jeanne Toutain

C’est au gré de trafics sur la route com­mer­ciale de l’ambre, reliant l’Italie aux pays baltes, que le morceau de crâne de Saint Valentin est arrivé à Chełm­no, au Moyen Age. Le reste de son squelette est dis­per­sé dans toute l’Europe, notam­ment en Ital­ie et en France, dans la com­mune vendéenne de Saint-Pierre-du-Chemin. En 2001, la munic­i­pal­ité de Chełm­no obtient l’accord de l’Eglise pour expos­er les reliques. « La mairie s’est dit qu’elles pour­raient per­me­t­tre à la ville de se faire con­naître dans tout le pays, dans le con­texte de la fête com­mer­ciale de la Saint-Valentin ». À l’o­rig­ine religieuse, cette fête est dev­enue un juteux marché au XIXe siè­cle pour les com­merçants aux Etats-Unis, avec l’invention de petits bil­lets envoyés par la poste à son ou sa bien-aimé(e). Han­na Filars­ka sourit. « Et même ici, ils ont un peu fait des reliques un pro­duit mar­ket­ing. Mais bon, Chełm­no est une petite ville, il faut bien qu’elle sur­vive ! ».

« On a besoin de plus de touristes qui viendraient pour faire vivre notre ville » 

La Saint-Valentin est un événe­ment impor­tant pour les com­merçants de la ville. Le  chiffre d’af­faires de Bea­ta Roki­cińs­ka n’est jamais aus­si élevé que le 14 févri­er. « Ma grand-mère a ouvert la pre­mière bou­tique de fleurs à Chełm­no », racon­te la cinquan­te­naire avec fierté. Un sourire étire ses lèvres maquil­lées de rose. « Ensuite, ma mère aus­si est dev­enue fleuriste. Et je le suis moi-même depuis 1989 ». Sa bou­tique, Kwia­cia­r­nia Jarzębi­na, ouvert ses portes il y a 13 ans. En ce jour de Saint-Valentin, le rouge colonise le mag­a­sin : par­mi les ros­es, les ours en peluche, et les bal­lons en forme de cœur. L’année dernière, la fête des amoureux a rap­porté 2000 euros à Bea­ta. Mais cette année, la fleuriste s’attend à moitié moins. « C’est à cause de l’inflation, déplore-t-elle, j’ai eu moins de clients que les années précé­dentes ». Même si elle appré­cie les fes­tiv­ités organ­isées, Bea­ta souhait­erait que plus de touristes vien­nent vis­iter Chełm­no. « Cela ferait plus vivre notre ville. On en a besoin ».

Les enfants de Bea­ta Roki­cińs­ka ont tous les deux quit­té Chełm­no pour aller à l’université. ©Polska/Jeanne Toutain

La soirée du 14 févri­er touche à sa fin. La voix de Stanisław Soy­ka accom­pa­gne les dernières mélodies. Une femme bouge douce­ment la tête en rythme. Le con­cert se ter­mine. Les musi­ciens quit­tent la scène, sous les applaud­isse­ments. Bien­tôt, la salle rede­vient silen­cieuse. Le temps se fige un instant. Puis les gens se lèvent, les con­ver­sa­tions repren­nent. Au pre­mier rang, Artur Mick­iewicz est ravi. Ce week-end, pour la pre­mière fois, des médias nationaux sont venus pour cou­vrir sa Saint-Valentin. Peut-être que les touristes seront plus nom­breux l’année prochaine. 

Selon la tra­di­tion, les cou­ples qui s’embrassent sur le banc des amoureux auront une rela­tion réussie. ©Polska/Jeanne Toutain