Braniewo, une ville paralysée par son voisin russe

À moins de 5 kilo­mètres de l’Oblast de Kalin­ingrad, la com­mune polon­aise fait face à une dépres­sion économique depuis plusieurs années. Le taux de chô­mage, à 19,51 %, est l’un des plus impor­tants du pays et la guerre en Ukraine a ampli­fié cette réces­sion.

À Braniewo, le vent souf­fle et les blokis bigar­rés – immeubles typ­iques con­stru­its dans la deux­ième par­tie du XXème siè­cle – domi­nent le paysage. Il est 16 heures, le soleil se couche déjà sur les deux artères prin­ci­pales qui coupent la ville. La vie sem­ble s’être envolée. Comme un éten­dard, le nou­veau com­plexe com­mer­cial se dresse à l’entrée nord de la munic­i­pal­ité. Les logos ruti­lants des dif­férentes enseignes transper­cent la brume polon­aise. Sur les park­ings, seule­ment une dizaine de voitures. À l’intérieur des mag­a­sins, per­son­ne.

La ville de Braniewo a été détru­ite à 80 % par les bombes russ­es pen­dant la Sec­onde Guerre mon­di­ale. ©Polska/Antoine Apel­baum

Dix kilo­mètres au nord, Kalin­ingrad. Un morceau de ter­ri­toire inté­gré à la Russie depuis 1945, entourée par la Litu­anie et la Pologne. Une posi­tion géo­graphique qui a béné­fi­cié à Braniewo, petite ville polon­aise de 17 000 habi­tants. En 2012, les autorités russ­es et leurs homo­logues polon­ais­es ont autorisé la tra­ver­sée de la fron­tière sans visa pour les habi­tants des deux pays. Ain­si, quelques mil­liers de Russ­es se rendaient quo­ti­di­en­nement en Pologne pour se rav­i­tailler dans les com­merces de la ville, moins onéreux que ceux de Kalin­ingrad.

Cette péri­ode faste a pris fin en 2016. Fraîche­ment élu, le prési­dent polon­ais, Andrzej Duda et son gou­verne­ment, ont mis fin à cet accord. L’ob­jec­tif : affich­er l’indépendance de la Pologne vis-à-vis de la Russie, oblig­eant alors les trans­frontal­iers à obtenir un visa. Des restric­tions se sont de nou­veau imposées en avril 2022 suite à l’offensive russe en Ukraine. Varso­vie ne dis­tribue aux habi­tants de Kalin­ingrad plus que des visas de tra­vail. Ils sont désor­mais les seuls Russ­es à pou­voir pass­er.

Un chômage à près de 20%

« Sans les Russ­es, il n’y aurait aucun mag­a­sin comme celui-là », con­fie Emil Wis­niews­ki, jeune employé de 23 ans dans le RTV Euro AGD (mag­a­sin d’électroménager) du nou­veau cen­tre com­mer­cial flam­bant neuf de la ville. Smart­phones, ordi­na­teurs, écrans plats et sys­tèmes audio haut de gamme sont fière­ment exposés dans le mag­a­sin. Ce com­merce n’a néan­moins jamais pu attein­dre le ren­de­ment espéré. « Un client russe en un an… com­ment voulez-vous que l’on garde espoir ? déplore Lukasz*, l’un des gérants du mag­a­sin, les habi­tants de Braniewo n’achètent pas des pro­duits aus­si peu abor­d­ables, ils n’ont pas les moyens. »

Inau­guré avant la pandémie de Covid-19, le nou­veau cen­tre com­mer­cial attire peu les locaux. ©Polska/Antoine Apel­baum

Dans un des Biedron­ka – une chaîne de super­marché polon­aise – de la ville, Arleta*, cheveux rouges tail­lés au car­ré, s’empresse de pos­er les boîtes de con­serve dans les rayons. « Entre 2012 et 2016 les Biedron­ka d’ici étaient les plus renta­bles de tout le pays, grâce aux Russ­es. Ils venaient avec de gros 4x4, qu’ils rem­plis­saient de pro­vi­sions pour les ramen­er en Russie, se rap­pelle la vendeuse, ils n’avaient aucune lim­ite. » Cette quin­quagé­naire craint de per­dre son emploi, elle, qui à 57 ans, n’est pas sûre de pou­voir en retrou­ver un. Car si le chô­mage dimin­ue depuis 2012 dans cette ville, il s’élève tou­jours à 19,51 % en jan­vi­er 2023 selon le bureau de l’emploi à Braniewo. Un chiffre anor­male­ment impor­tant dans la région de Varmie-Mazurie, qui compte 8,3 % de per­son­nes sans emploi. À l’échelle nationale la moyenne est de 5,2 %.

La prox­im­ité de Braniewo avec l’Oblast de Kalin­ingrad lui avait con­féré un rôle clé dans le trans­port du char­bon en Pologne. Près de 40 % de la houille russe tran­si­tait ici, par le ter­mi­nal fer­rovi­aire. Une manne économique pour la munic­i­pal­ité, qui s’en est servi pour dévelop­per ce secteur comp­tant plus d’un mil­li­er d’employés. 

Avant la guerre en Ukraine 40 % du char­bon russe tran­si­tait par le ter­mi­nal de Braniewo. ©Polska/Antoine Apel­baum

Ain­si, en mars 2022 lorsque le PiS – par­ti ultra-con­ser­va­teur au pou­voir – décide d’un embar­go sur l’importation du char­bon russe, l’économie de la ville est frag­ilisée. Les dizaines de trains qui restent figés sur le ter­mi­nal lais­sent croire que ce dernier som­nole. En juil­let dernier, Claire Vaas, la direc­trice de com­mu­ni­ca­tion de Geo­dis, mai­son-mère de l’entreprise de trans­port de char­bon Chemikals, basée à Braniewo, a affir­mé au jour­nal Le Monde que la société a du met­tre fin à cer­tains con­trats de tra­vail.

Le con­texte géopoli­tique impacte égale­ment les cinq hôtels de la ville. « La guerre a été un véri­ta­ble coup de mas­sue », se désole Emil­ia Buczyn­s­ka, récep­tion­niste. Le Pała­cyk Potock­iego, l’hôtel dans lequel elle tra­vaille depuis son ouver­ture en 2021, a tou­jours été rem­pli. Mais, depuis l’offensive russe, les clients s’y ren­dent au compte-goutte. Le regard soucieux, la salariée de 34 ans est tour­men­tée : « Aujourd’hui, seule­ment deux cham­bres ont été réservées. On avait des clients russ­es mais pas seule­ment. Main­tenant, même les touristes polon­ais et étrangers ne veu­lent plus se ren­dre à Braniewo, car ils croient que c’est la guerre, ici aus­si. Ils ont peur. » 

« C’est presque devenu une ville fantôme »

Sur l’avenue Królewiec­ka, qui divise Braniewo, les camions se suc­cè­dent toute la journée. Dans ce bour­don­nement et sous un ciel menaçant, l’église Saint Antho­ny se dis­tingue par ses deux cam­paniles et sa façade blanche. Ce mer­cre­di 15 févri­er, à la sor­tie de la messe, une ving­taine de fidèles s’amassent devant le por­tique. Edy­ta* rie jaune : « Avant, on avait les restau­rants pour pass­er du temps avec nos amis. Main­tenant le seul moment où on peut prof­iter d’eux c’est à la messe. »

Accom­pa­g­né de sa petite fille de 6 ans en grosse doudoune rose, Piotr, à rebours des autres habi­tants, est revenu à Braniewo après plusieurs années passées en Angleterre. Revenu pour soutenir ses par­ents, le natif de la ville est sidéré : « C’est presque devenu une ville fan­tôme. » Par­ti en 2015, l’ancien expat se remé­more les années floris­santes de sa com­mune d’enfance : « Braniewo com­mençait tout douce­ment à se dévelop­per et tout le monde avait beau­coup d’espoir. Nous étions fiers d’être la pre­mière généra­tion à recon­stru­ire la ville. » Ironie de l’histoire, la Russie n’a pas tou­jours été une béné­dic­tion ici : Moscou a bom­bardé et détru­it 80 % de la ville au cours de la Sec­onde Guerre mon­di­ale.

 Une ving­taine de fidèles se sont ren­dus à la messe du mer­cre­di 15 févri­er, dans l’église Saint Antho­ny. ©Polska/Antoine Apel­baum

« Dans un à deux ans maximum, je pars »

Dans un café-restau­rant branché de la ville, inau­guré en décem­bre 2020, les ban­quettes sont toutes inoc­cupées. Les jeunes déser­tent la ville. Sous les néons et la musique lounge, l’allégresse de l’ouverture s’est pro­gres­sive­ment trans­for­mée en inquié­tude. « Depuis à peu près 5 ans, les mag­a­sins et restau­rants fer­ment tour après tour », assure Josiek Nosarzewsk serveur depuis l’inauguration du lieu. Avec son regard vif, ce jeune de 23 ans n’est pas inqui­et pour son futur mais ne se voit plus con­tin­uer à Braniewo, comme nom­bre de ses amis. 

En face de ce bar, c’est l’effervescence. Il est 15 heures et c’est la sor­tie de classe. Les enfants de l’école élé­men­taire Pod­sta­wowa se mêlent aux col­légiens de la ville. Les rires et la bonne humeur se mêlent. Soudain, un mou­ve­ment de foule. Les cars sco­laires se gar­ent et le groupe se pré­cip­ite vers les portes pour quit­ter la ville. Par­mi les ados, Bartek*, 15 ans. « Dans un à deux ans max­i­mum, je pars, j’en suis sûr. J’ai déjà plein de cama­rades qui l’ont fait et plein d’autres qui pensent à le faire. » Cet ado­les­cent a dû arrêter ses cours de musique depuis que son père a per­du son tra­vail en 2020. « Avec 4000 zlo­tys (840 euros) par mois, ma mère ne peut pas tout pay­er à moi et mon frère », déplore-t-il.

Thomasz Sielic­ki est maire de Braniewo depuis 2018. ©Polska/Antoine Apel­baum

Néan­moins, la con­jonc­ture socio-économique ne sem­ble pas inquiéter le maire de la ville, qui se tient comme un rem­part face au déclin. En com­plet bleu marine et lunettes vis­sées sur le nez, Tomasz Sielic­ki a con­stam­ment le sourire. Élu en 2018, il assure que sa ville se développe comme il le souhaite. « En 2023 on compte inve­stir plus de 20 mil­lions de zlo­tys (5 mil­lions d’euros) dans la réno­va­tion d’écoles, cer­ti­fie le maire, on est aus­si en train de con­stru­ire un nou­veau stade pour per­me­t­tre aux jeunes de la ville de faire du sport. » La créa­tion d’un parc est égale­ment prévue pour ren­dre la ville plus attrac­tive. « Braniewo fait par­tie du réseau inter­na­tion­al Cit­taslow, cela veut dire que notre ville est réputée pour son calme et il fait bon de s’y ren­dre pour se repos­er », s’enthousiasme le maire, peu inqui­et d’être le dernier habi­tant de sa ville.

* Les noms ont été changés à la demande des intéressés