Chaque mardi soir, les soixante membres de la chorale LGBT+ Voces Gaudii répètent. Créée en 2014, celle-ci offre à la communauté LGBT+ la possibilité d’exercer sa passion pour le chant sans craindre d’être pointé du doigt.
Deux femmes installent des rangées de chaises en plastique. Les premiers choristes commencent à arriver dans le Palais Konopackiego, un centre culturel du quartier populaire de Praga, sur la rive droite de Varsovie. « Au début, ils étaient inquiets de venir répéter ici. Le quartier a mauvaise réputation », indique Misza, le directeur de Voces Gaudii, la chorale LGBT+ qu’il a créée. Cheveux poivre et sel et barbe assortie, cet homme de 38 ans arbore un pull noir floqué du logo de la chorale.
18h30. La répétition débute par une séance d’étirements. Rotation du bassin, extension du poignet, torsion du dos… Après quelques vocalises, les membres s’installent sur leur chaise. Ténors, sopranos, altos et basses harmonisent leur voix. Sur l’estrade, Misza entame au piano les premières notes de « This is me » de Keala Settle.
« Je n’ai pas peur d’être vu, je ne m’excuse pas, voilà qui je suis. »
Un texte qui résonne avec leur histoire. « Nous voulons chanter des choses en lesquelles nous croyons », confirme le chef de chœur.
Pendant 13 ans, Misza a eu « peur d’être vu ». À l’époque, il vit en Russie, se marie et a une fille. « Ma femme savait que j’aimais les hommes. Mais nous étions tous les deux très croyants et nous avons essayé de me “guérir”. Ça n’a pas fonctionné », sourit-il. En 2011, il déménage à Varsovie pour « tout reprendre à zéro ». Sa femme et sa fille finissent par accepter sa décision. Ce n’est pas le cas de ses parents.
Militer par le chant
C’est en assistant au concert d’une chorale d’homme gays à New-York en 2014 que Misza a l’idée. À son retour, il crée « Voces Gaudii », « voix du bonheur ». Un moyen d’associer sa passion pour la musique à un militantisme qu’il juge nécessaire. « Le parti au pouvoir encourage les actes haineux à l’encontre de la communauté LGBT+, explique-t-il. Le président Duda et ses supporters martèlent que les LGBT+ font de l’idéologie ».
19 h 20. Une pause de dix minutes est accordée. Il faut dire que la répétition est longue : près de deux heures et demie. Philip (le prénom a été modifié), 22 ans, peut enfin déguster la sucette en forme de cœur distribuée à chaque membre pour la Saint Valentin. Cela ne fait que quelques semaines que cet étudiant en science cognitive a rejoint la chorale. Derrière les verres épais de ses lunettes, ses yeux se troublent. Sur les bancs de l’université, il rencontre un garçon et en tombe amoureux. « C’était la première fois que je ressentais quelque chose pour un homme, murmure-t-il. J’étais très croyant, alors j’ai eu du mal à l’accepter ». En 2019, l’archevêque de Cracovie a fustigé une « peste arc-en-ciel ». Une jeune femme approche, les bras chargés de boîtes de gâteaux. « Ceux-ci sont au beurre de cacahuètes, ceux-là aux oranges ! ». Entre deux bouchées, Philip explique : « Ici, je n’ai pas à me soucier de ce que les autres pensent de moi ».
19 h 30 : « On enchaîne sur “Kiss from a Rose” de Seal ! », s’exclame Misza. Les choristes regagnent leur siège. Ils tournent leurs partitions du bout des doigts. Au premier rang, les altos laissent échapper quelques rires. « Un peu de sérieux s’il vous plaît », demande Misza. Ils doivent être prêts. En juin, ils s’envoleront pour l’Italie afin de participer à un festival rassemblant diverses chorales LGBT+ de toute l’Europe. L’année dernière, la troupe a entamé une série de concerts dans toute la Pologne. Le show à Lublin, à l’est du pays, a particulièrement marqué les esprits. Connue pour son conservatisme, la ville avait signé en 2019 une résolution « anti-idéologie LGBT+ ». Cela lui permet de refuser toute subvention à des associations pro-LGBT+. « Nous voulions y aller pour soutenir la communauté, mais aussi pour symboliquement ne pas abandonner cette terre », détaille Misza.
21 h. Fin de la répétition. Applaudissement. Les choristes attrapent leurs manteaux. « À la semaine prochaine ! », lance l’un d’eux. Un petit groupe décide de poursuivre la soirée. Direction le club La Pose dans le centre-ville de Varsovie, à quelques arrêts de métro d’ici. Lieu branché bien connu de la communauté LGBT+, ses soirées karaokés sont particulièrement appréciées. Perruque blonde peroxydée, maquillage outrancier, mini-jupe et bottes roses extra-hautes, une drag queen se déhanche sur la scène.
Voces Gaudii, une échappatoire
Après avoir commandé un Coca au bar, Szymon, 40 ans, s’installe sur les banquettes en velours gris. Chanter avec Voces Gaudii, c’est son échappatoire. Un « refuge » qui lui permet d’oublier l’homophobie qu’il rencontre au travail. Une inquiétude persiste tout de même. À quelques mois des élections législatives, Szymon redoute une vague d’attaques à l’encontre de la communauté LGBT, comme c’est désormais le cas à chaque élection. En 2012, un arc-en-ciel, fait de fleurs en plastique, avait été installé en plein de Varsovie. C’était à l’occasion de la Présidence polonaise du Conseil de l’Union européenne. Il a brûlé sept fois, chaque fois reconstruit. Puis finalement retiré. Sur son téléphone, Szymon garde une photo de la structure partiellement brûlée. Pour lui, « elle résume l’état de l’opinion en Pologne. La moitié est avec nous, la moitié est contre nous ». Pas le temps de s’éterniser, il est appelé au micro. Les paroles de « Wszystko Czego Dzis Chce », un tube polonais des années 80, défilent sur l’écran de télévision. Sur les banquettes, ses neufs camarades de Voces Gaudii chantent presque aussi fort que lui.
22 h 30. Pour sa performance, Maciek, 32 ans, a préféré « Can you feel the love tonight ? » d’Elton John. Cheveux blond peigné en arrière et yeux bleus, c’est un habitué du lieu. Demain, il y animera un quizz sur la culture LGBT+. Connu pour avoir participé à une téléréalité gay, Maciek est très impliqué dans la communauté en Pologne. « J’adore Varsovie. Je ne peux pas m’imaginer vivre ailleurs ». Son plus grand rêve ? Se marier dans la capitale. « J’ai déjà trouvé le lieu. Ma mère n’arrête pas de me dire que mon futur mari aura aussi son mot à dire, mais c’est déjà tout réfléchi !, plaisante-t-il. Il y a encore beaucoup de combats à mener ici. »
Minuit. Fini le karaoké. Les gens se pressent sur la piste de danse. Les Voces Gaudi redonneront de la voix mardi prochain.