Environ 300 tonnes de poissons sont morts asphyxiés dans le fleuve de l’Oder l’été dernier en Pologne. Si la catastrophe écologique a mobilisé un temps les autorités, l’intérêt autour du fleuve se réduit aujourd’hui à une poignée de personnes esseulées.
Sur les lattes de bois gelées, les bottes en caoutchouc de Łukasz Slugocki font craquer la glace qui s’y est déposée pendant la nuit. Il est à peine 7 h lorsque ce scientifique de l’Institut de biologie de l’Université de Szczecin, en Pologne, installe son armada d’équipements sur le ponton de la ville de Nowa Sol. Trois seaux, quelques flacons, deux larges filtres, une bouteille d’alcool à 90 degrés et une fiole d’eau iodée. Il ne faut rien de bien compliqué pour analyser la faune microscopique de l’Oder, fleuve de l’ouest polonais qui fait office de frontière avec l’Allemagne sur une partie de son tracé. Deuxième plus grand cours d’eau de Pologne, il prend sa source en République tchèque pour se jeter 840 kilomètres plus loin en mer Baltique. Il est tristement connu depuis que 350 tonnes de poissons ont été retrouvés morts à sa surface l’été dernier.
Les raisons complexes d’une catastrophe inattendue
Łukasz est tout de suite parti sur le terrain quand il a appris la catastrophe. « En 12 ans de métier, je n’avais encore jamais vu ça ». La première chose qu’il a mesurée, c’est le taux de vie microbienne. S’il avait diminué, cela aurait signifié que la catastrophe était chimique et donc que la santé des habitants était menacée. Finalement, le coupable s’est avérée être une algue dorée, une micro plante toxique qui attaque les branchies. Elle se développe lorsque l’eau est chaude et peu profonde. Lors de la catastrophe, l’Oder était à 26 degrés et son niveau d’eau très bas frôlait les records.
Mais si l’algue dorée a proliféré, ce n’est pas seulement à cause des sécheresses et des canicules liées au changement climatique. Accroupi sur une digue près de la Vistule, l’autre grand fleuve de la Pologne, Mateusz Grygoruck, hydrologue de l’Université des sciences de Varsovie, trace des lignes dans la terre boueuse pour se faire comprendre. « Un fleuve naturel suit une forme d’ondulations. Lorsque l’homme intervient dessus, il change son parcours et le raidit, afin de faciliter sa navigation. Le problème, c’est qu’en cas de pollution, l’eau ne se filtre pas naturellement et ce qui est déversé en amont se retrouve dans un état presque intact en aval ». Dévié, creusé, rabattu sur lui-même, la morphologie raidie de l’Oder ne lui a pas permis d’éliminer naturellement les algues.
L’histoire politique bouleversée de la Pologne reflète aussi les différentes pressions qui se sont exercées sur les fleuves polonais, aux dépends de la préservation de leur biodiversité. « Lors de la collectivisation de l’agriculture sous le régime communiste, les mêmes volumes de pesticides étaient répartis sur les cultures de manière équivalente, sans faire attention aux particularités des différents cours d’eau », décrit Lukasz, avant de conclure implacablement, « l’Oder est donc pollué depuis longtemps ».
Les témoins du désastre
C’est donc un fleuve usé que remonte Łukasz chaque mois pour réaliser ses prélèvements. Pendant deux jours, le jeune trentenaire se lève aux aurores et parcourt 300 kilomètres afin d’analyser l’eau dans sept lieux différents. Inlassablement, il répète les mêmes gestes. Remplir le seau, filtrer l’eau puis la verser dans un flacon. Répéter l’opération trois fois de suite. Puis capturer les micro éléments dans un échantillon avec de l’alcool à 90 degrés. Sur ses gants en plastique, des gouttes s’échappent de la seringue. « L’important c’est de conserver la même marge d’erreur à chaque fois », précise-t-il, un sourire au coin des lèvres.
Puis vite ! Retourner à la voiture. Placer les flacons au frais. Remplir un dernier seau. Y plonger la sonde pendant quelques minutes, avant de noter précisément les relevés au crayon à papier. En tout, l’opération dure une quinzaine de minutes. La simplicité de ses gestes est inversement proportionnelle à leur importance. Dans ses mains, il tient les seules mesures récentes qui existent sur ce fleuve. Ses carnets accumulent des années de recherche. Combien d’oxygène contient l’Oder et pour combien de temps ? Les taux de salinité dépassent toujours les normales. Des poissons meurent au fond de l’eau sans qu’on en voit la trace. Sauf Łukasz. Et les pêcheurs du coin.
« Il n’y a plus de poisson ! », s’exclame Mieczyslaw, les sourcils froncés, en pointant du doigt l’eau opaque. Accompagné d’Eugen, ce retraité pêche presque tous les jours sur les berges de l’Oder « depuis 30 ans ». Armés d’un bonnet l’hiver, d’une casquette l’été, les deux acolytes peuvent désormais passer des journées entières sans que rien ne morde à l’hameçon. Alors ils tiennent l’État pour responsable, mais aussi l’Allemagne, persuadés que les lobbys ont tiré des bénéfices de la catastrophe d’une façon ou d’une autre. Des théories complotistes que Łukasz balaie d’un haussement de sourcils, sans toutefois jeter la pierre aux pêcheurs. Ce sont eux qui ont récupéré à la main les poissons morts pendant la catastrophe. Des centaines et des centaines de cadavres flottants à la surface. Plusieurs lavages étaient nécessaires pour se débarrasser de l’odeur de mort qui imprégnait les vêtements. Pas étonnant que certains médias aient répandu des rumeurs de cerfs décédés dans les environs. Plus rien ne semblait vivant.
Une habitante du village de Krosno Odrzańskie, Magda Bobryk, a passé tout l’été sur son kayak, appareil photographique au bras, pour immortaliser la catastrophe. « Les poissons étaient tellement nombreux. Impossible de passer à côté. On n’en parlait pas assez selon moi. Il fallait prévenir tout le monde ». A la fin de l’été, un laboratoire allemand montre que les taux de salinité élevés du fleuve peuvent être liés à une pollution industrielle côté polonais. Mais le rapport publié en septembre par l’équipe de scientifique mandaté par le ministère du climat et de l’environnement conclut la catastrophe de l’Oder n’a pas été causée « par le déversement d’eaux usées dans le fleuve par l’usine spécifique inspectée ». Si l’institution reconnaît que les entreprises minières bordent l’Oder, elle assure que leurs déversements sont légaux, sans apporter davantage de preuve. Face à la communication sans faille du gouvernement, Magda reste méfiante. « L’Agence de l’eau polonaise (Wody Polskie) est fermée le week-end. On sait bien que c’est à ce moment-là que les industries déversent leurs eaux usées. Comme ça en cas de pollution, il n’y pas moyen d’alerter les autorités responsables ». Plus de 300 canalisations sont illégales en Pologne selon Wody Polskie. Depuis l’été dernier, Magda n’a pas lâché son kayak, ni son appareil photo. Ce ne sont plus les poissons qu’elle traque, mais les canalisations illégales. « Tant que je n’aurai pas davantage de garanties de la part des autorités, je continuerai à parcourir l’Oder. La santé des citoyens polonais est en jeu ».
L’impuissance d’une région isolée et convoitée
L’adresse mail mise à la disposition des citoyens pour poser leurs questions suite à la catastrophe ne fonctionne plus aujourd’hui. Après l’émoi de l’été dernier, l’intérêt pour la santé du fleuve est finalement retombé. Ici, on ne fait que le traverser. Les Allemands pour quelques paquets de cigarette ou des tarifs de coiffure imbattables. Quand aux Polonais, ils préfèrent l’air marin de la grande ville de Szczecin pour les vacances d’été. Passés les troncs dégarnis, les immeubles soviétiques abandonnés, les tombes des soldats morts pour la patrie, le fleuve s’écoule dans une plainte silencieuse. Mais si vous tendez l’oreille, vous entendrez des bruits de pelleteuse qui résonnent au loin.
Les autorités polonaises modifient de nouveau le fleuve. Elles agrandissent les épis pour renforcer son débit à Piasek, élargissent les ponts pour faire passer des brise-glaces à Krosno Odrzańskie. Il s’agirait de faire de l’Oder une voie fluviale de « classe V ». Des barges de 27 000 tonnes navigueraient dessus, d’un trafic similaire à celui de la Seine. Pour Łukasz, les rêves du PiS — parti politique à la tête du pays — correspondent à ses cauchemars. Père d’une petite fille de 5 ans, il souhaiterait une surveillance permanente de l’Oder, et même de toutes les rivières polonaises, seul moyen selon lui de résister efficacement au changement climatique. Des dizaines de scientifiques surveilleraient l’Oder quotidiennement. « Je ne demande que le nécessaire, seulement ce qui est vital pour notre environnement » dit-il, de l’urgence dans les yeux.
Une fois les derniers flacons revissés, les dernières données recopiées, Lukasz reprend la route vers Szczecin, longeant l’Oder illuminé par les lueurs du soir. Demain, il répétera son opération sur une autre partie du fleuve. Et dans trois semaines, il publiera son rapport. Et ce, tous les mois, pour témoigner encore et encore de ce qui se joue dans l’Oder, la survie des poissons et celle des hommes qui l’entourent.