Des papiers retrouvés par hasard dans un grenier, des zones d’ombres dans leur passé familial qui intriguent, des révélations après des années de silence… les histoires diffèrent. Mais aujourd’hui encore, 80 ans après l’extermination des Juifs, des Polonais découvrent leur judéité effacée.
Depuis quelques mois, Jakub Klepek, jeune Polonais de vingt-quatre ans, avait pris l’habitude de passer ses vendredis soir à la synagogue orthodoxe de Nozick. Ce soir-là, le voici pourtant célébrer shabbat aux côtés de la communauté juive progressiste Beit Polska. Au milieu des habitués en tenue décontractée, lui porte un costume noir, agrémenté d’une cravate de la même couleur. Le jeune homme a visiblement intégré les codes vestimentaires des premiers. Assidu durant l’office, son regard oscille entre celui du hazzan — le chantre — et le livret de prière. Il veille à prononcer correctement chacun des mots hébreux traduits en phonétique, exécute avec sérieux la chorégraphie religieuse de la prière de shabbat. Sa voix est moins assurée que celle des autres : son inexpérience le trahit parfois. Pour cause, Jakub Klepek a compris il y a deux ans qu’il était d’origine juive : la famille de son père l’était. Selon la Halakha – la loi rabbinique –, le jeune homme ne l’est donc pas. Qu’importe, il a pour projet de le devenir.
« J’ai enfin compris qui j’étais »
Un simple test ADN* aura suffi à lever ses doutes. « Tu sais que si le résultat s’avère concluant, il pourrait changer ta vie ? », l’avait mis en garde son père, qui l’avait éduqué dans le christianisme. Jakub l’a pris au mot. « Lorsque j’ai appris la nouvelle, je suis parti étudier à Herzliya, en Israël ». Là-bas, il profite des nuits festives de Tel-Aviv et de Jérusalem. Les jours, il sèche parfois ses cours de relations internationales pour discuter avec des rabbins. « Être juif, je ne savais pas trop ce que cela voulait dire. En Pologne, on n’apprend pas grand-chose là-dessus. Depuis, je veux tout comprendre. C’est comme si j’avais enfin compris qui j’étais ». Il projette de se convertir, de se marier à une femme juive pour avoir des enfants de la même religion. Émigrer en Israël, sûrement. De ses véritables origines en revanche, il ne sait trop rien. Sa famille venait de Lublin, ville de l’est-Polonais où une importante communauté juive était installée. « Je ne sais pas s’ils ont été exterminés, où s’ils ont “polinisé” leur nom. Mon père ne les connaît pas ». Jakub pense que son paternel en sait plus qu’il ne lui dit. Mais en Pologne, les histoires juives sont les plus difficiles à raconter. Le père a tout de même fait un test ADN. Il célèbre désormais shabbat, lui aussi.
Avant la seconde guerre mondiale, la Pologne comptait 3,5 millions de personnes de confession juive, soit près de 10% de sa population. Aujourd’hui, ils ne seraient que quelques milliers. « Globalement, nous n’en savons rien », déplore Konstanty Gebert, ancien journaliste du quotidien de gauche Gazeta Wyborcza et intellectuel juif polonais. « Au sortir de la seconde guerre mondiale, des centaines de milliers de survivants juifs polonais – exterminés à 90% par les nazis – ont caché leur identité pour se prémunir de l’antisémitisme ambiant. Ils n’ont rien dit à leurs enfants, et ces derniers n’ont rien eu à dire aux leurs », poursuit-il. L’ère soviétique y aura également été pour beaucoup : le gouvernement, globalement hostile aux religions, a incité les juifs à “poloniser” leur véritable nom de famille, en modifiant la consonance juive. Une campagne antisémite, en mars 1968, incite d’ailleurs 20 000 personnes à quitter le pays.
Dans son appartement aux allures de bibliothèque, l’ancien militant de Solidarnosć énumère ces différentes phases pendant lesquelles des Polonais se sont découverts juifs. D’abord les années 1960, où nombre de ses amis ont appris de la bouche de leurs parents leur véritable ascendance. Puis au début des années 1980 où, dans un pays « homogène à mourir, se découvrir juif donnait l’avantage d’être exotique ». Enfin, la chute du communisme marque le temps des « découvertes par hasard ». Parfois de vieilles photos et documents en yiddish sont retrouvés dans les cartons d’un grenier. D’autres fois, les confidences sont effectuées sur un lit de mort. « Les récentes découvertes ne se traduisent que très rarement par un accès à la vie juive : elles sont le plus souvent interprétées comme un détail intéressant de la vie familiale », explique-t-il.
Depuis son fauteuil, Konstanty Gebert se remémore qu’il a lui-même participé à ce travail d’identité. Dans les années 1990, il contribue à mettre en place la « ligne téléphonique juive ». Des psychologues recueillent les inquiétudes des « nouveaux juifs » : « la ligne a aidé des dizaines de personnes ».
« Mon identité juive est celle d’une douleur liée à l’extermination »
Maria Kruczkowska a peut-être un regret : que sa mère ne lui ait jamais avoué de son vivant sa véritable identité. Depuis son appartement au papier peint vieilli de la rue Barska, à quelques minutes du centre-ville de Varsovie, la journaliste de soixante-douze ans semble toujours émue. À la mort de sa mère, Maria et sa sœur récupèrent de l’Institut Juif de Varsovie une « déposition » de trois pages. « Mon vrai nom est Horowitz », est-il écrit dès la première phrase. « J’ai découvert tardivement que ma mère m’avait menti. C’était désagréable. Était-ce une relation fausse ? », s’interroge la septuagénaire dans un français parfait appris à Paris, lorsque son père, y travaillait. Assise au milieu de sa cuisine, caressant ses chats, elle relativise. « Maman ne voulait pas s’affirmer juive car c’était choisir un sort de persécuté ». Elle, militante communiste de la première heure mariée à un diplomate soviétique, avait fui le ghetto de Varsovie après l’arrivée des Allemands en Pologne. De ses ancêtres juifs ne subsistent que quelques photos.
Maria est devenue juive, à trente-sept ans. « Pas juive religieuse », elle s’entend. Lorsqu’elle se balade à Muranów, ancien quartier du ghetto de Varsovie où sa petite fille va à l’école, elle ne peut s’empêcher de se projeter quatre-vingts ans plus tôt. Il y a quelques années, elle se rendait chaque mois à Treblinka, probablement l’endroit où sa grand-mère « aurait été gazée ». Elle a depuis rejoint l’organisation B’nei b’rth, « les francs-maçons juifs ». « Avant tout ça, j’étais très patriote. Je le suis beaucoup moins aujourd’hui. J’ai l’impression que les Polonais ne ressentent pas la douleur de l’extermination ». En Pologne, le traumatisme de la seconde guerre mondiale et celui de l’Holocauste sont parfois mis en concurrence. Elle s’en indigne.
« On m’a demandé : “et moi je suis qui, maintenant ? ” »
Les histoires familiales polonaises sont largement dominées par le flou. Mais à Varsovie, certains œuvrent à remettre de l’ordre dans les mémoires. En vingt ans au centre du patrimoine familial de l’Institut Historique Juif, Anna Przybyszewska Drozd a vu défiler des centaines de personnes. Des simples curieux, sur les traces de souvenirs oubliés, aux plus tourmentés, en quête d’une identité effacée. Elle les accueille, chaque jour, dans une pièce qui, malgré les larges fenêtres, demeure assombrie. Anna ne le voit pas comme une mission. « C’est mon travail, j’aurais pu être ailleurs », balaye-t-elle. « En Pologne, les gens se disent qu’ils sont juifs car il y a quelque chose qu’ils ignorent de leur famille », ironise-t-elle. Des juifs, elle en compte 3000 à Varsovie, « plus un nouveau chaque jour ».
Souvent on lui demande si l’ancêtre est mort durant l’Holocauste ou durant les pogroms. « N’êtes-vous pas plutôt intéressé par la façon dont ont vécu vos aïeux ? », se plait-elle à rétorquer. Un brin provocatrice, elle n’en travaille pas moins d’arrache-pied pour recouvrer les mémoires troubles. Sur son ordinateur, une trentaine d’onglets de base de données sont ouverts. Des archives des journaux de l’époque traînent un peu partout. Remémorer l’histoire d’une famille est un labeur de fourmis, dans lequel chacun est appelé à contribuer. « Je leur demande systématiquement s’ils sont prêts à explorer leur passé. »
« Je me souviens d’un homme à qui l’on avait annoncé qu’une partie de sa famille était juive, et que l’autre était catholique. Il m’a demandé : “et moi je suis qui, maintenant ?” J’ai répondu qu’il était le même qu’il y a cinq minutes. Il s’est mis en colère, je ne l’ai jamais revu ». Parfois, la nouvelle est accueillie avec circonspection. Anna a un jour retrouvé la famille israélienne d’un homme ignorant tout de ses origines juives. « Tu penses que je devrais aller les rencontrer ? » lui demanda-t-il. « Ils sont peut-être sympas », a‑t-elle répondu à l’époque. Remémorer l’histoire familiale n’a rien d’anodin et Anna doit parfois jouer les thérapeutes. « Ici, les gens ont besoin de parler ». En vingt années, combien de personnes a‑t-elle vu pleurer sur le fauteuil jouxtant son bureau ? Peut-être un peu moins les années passant. Il y a quelque temps, le second lui a envoyé une photo avec sa famille israélienne. « J’ai trouvé qu’il avait l’air heureux », sourit-t-elle.
* Le judaïsme est une religion et non un attribut déterminé par une mutation ADN. Il est toutefois possible d’obtenir la preuve d’une ascendance juive dans ses origines ethniques. Il existe différentes régions desquelles sont issues des origines juives identifiées dans votre ADN, telles que juif ashkénaze, juif séfarade (Afrique du Nord), juif éthiopien, juif mizrahi (iranien, iraquien) ou juif yéménite.