La société civile polonaise cherche à se défendre face au parti ultraconservateur droit et justice (PiS), accusé depuis son retour au pouvoir en 2015 de faire un usage politique de l’appareil judiciaire. Des grands-mères manifestent, tandis que des organisations d’avocats et de juges tentent de sensibiliser le grand public.
Une quinzaine de personnes, des affiches hostiles au gouvernement polonais, un grand drapeau aux couleurs LGBT, le son criard d’un mégaphone, le tout entouré d’une poignée de policiers. Une manifestation qui ressemble à tant d’autres, pourrait-on croire, sans y regarder de près. Mais cette réunion a ceci de particulier qu’elle est presque intégralement constituée… de grands-mères.
Des mamies qui défient le gouvernement polonais, voilà une affiche aussi vendeuse que surprenante. C’est en tout cas le pari des Polskie Babcie (en polonais, « grands-mères polonaises »). Ces militantes se définissent comme une organisation de citoyennes radicalement opposées au parti nationaliste conservateur « Droit et justice » (PiS), au pouvoir en Pologne depuis 2015. Leur thème de prédilection n’est autre que la défense de l’État de droit, qu’elles jugent bafouées par le parti présidé par Jaroslaw Kaczynski.
Et ces dernières sont loin d’être les seules à le tancer à ce sujet. Depuis que le gouvernement du PiS a suspendu arbitrairement des juges considérés comme trop critiques à son égard, en même temps qu’il a nommé des magistrats très proches de ses idées, une levée de boucliers a eu lieu au pays de Chopin. Si la contestation est menée par des juges, avocats et militants, elle est également portée par l’Union européenne, qui refuse de verser à la Pologne les 35,4 milliards d’euros auxquels le pays a droit, au titre de la facilité pour la reprise et la résilience (FRR). Pour débloquer ces fonds, Varsovie doit revoir sa copie sur l’État de droit et adopter une réforme de la Cour suprême. Début janvier, le parlement polonais a ouvert des négociations sur un nouveau projet de loi en la matière.
Tenir tête aux néo-nazis polonais
Pas de quoi dissiper l’inquiétude des grands-mères, qui attendent de connaître le projet de loi final avant de crier victoire. Elles qui ont vécu la première moitié de leur vie sous le joug du bloc de l’Est ne connaissent que trop bien le fonctionnement d’un État autoritaire. « Nous ne nous battons pas pour convaincre les électeurs du PiS, qui ne changeront pas d’avis, mais pour ouvrir les yeux des indifférents, ceux qui voient la politique comme quelque chose de lointain et obscur. La démocratie n’est jamais un bien acquis, il faut se battre pour sa préservation », clame Iwonna Kowalska avec conviction.
Cette sexagénaire aux cheveux rouge vif a été élue présidente des Polskie Babcie, dont la page Facebook compte désormais près de 30 000 abonnés. Tout a commencé le 11 novembre 2017, jour de la fête de l’indépendance polonaise. À l’époque, ces grands-mères ont constaté que ce qui devait être une célébration nationale était accaparée par des groupes de nationalistes et de néo-nazis polonais. Iwonna Kowalska et les siennes ont alors décidé de leur tenir tête. « Chaque année, le 11 novembre, on se retrouve dans un face-à-face très tendu avec ces militants fascistes. La police est obligée de veiller à ce que cela ne dégénère pas en comportements violents », raconte-t-elle.
Leur inénarrable détermination les poussent à rejoindre une multitude d’autres manifestations. Défense des droits LGBT, féminisme, écologie, soutien à l’Ukraine agressée… « Il arrive que nous battions le pavé jusqu’à cinq fois par semaine », précise Iwonna Kowalska. Et l’engagement de ces grands-mères dépasse le cadre de ces marches à répétition. Bożenka Wójcik, la doyenne de la bande, âgée de 84 ans, n’hésite pas à appeler directement les journalistes lorsqu’elle lit un article qui ne lui plaît pas.
« Les Polskie Babcie font honte aux jeunes générations de ne pas se battre comme elles le font si bien »
Ces grands-mères semblent n’avoir peur de rien. Mais le modeste cortège du jour paraît loin d’être en mesure d’inquiéter le gouvernement polonais. « Cela reste nécessaire de maintenir une petite flamme, avec l’espoir qu’elle s’embrase un jour », explique Mateusz Kijowski. Ce quinquagénaire n’est autre que le principal leader des dernières manifestations de masse en Pologne, organisées pour la défense de l’indépendance de la justice. Le 7 mai 2016, soit tout juste un an après le retour au pouvoir du PiS, le comité pour la défense de la démocratie (KOD), dont il est le fondateur, réunissait, avec les partis d’opposition, 250 000 manifestants à travers le pays.
Chemise en jean et veste U.S Army, casquette orange, boucles d’oreilles : l’ancien informaticien porte une tenue décontractée. Suite à son engagement aux premières loges de la contestation, il s’est retrouvé sans emploi et divorcé. Après cinq années de chômage, il a retrouvé un travail en tant que chauffeur de taxi, et s’est remarié. Malgré tous ces sacrifices, il dit ne rien regretter : « Je pense que ça valait le coup. Des gens jusqu’alors politiquement inactifs ont compris que s’ils n’étaient pas d’accord, ils n’avaient qu’à descendre dans la rue ». Et le militant politique d’admettre qu’il reste néanmoins du travail à effectuer : « Beaucoup de gens ne voient pas que l’indépendance de la justice est un des fondements de la démocratie. Ce qu’ils veulent, c’est de l’argent. Le gouvernement achète leur soutien avec des cadeaux sociaux. Mais ces gens-là oublient que l’effritement de l’État de droit est la première étape vers l’établissement d’une dictature ».
Parmi les populations peu sensibles à ces questions se trouvent les jeunes. C’est aussi ce public que cherchent à rallier à leur cause les Polskie Babcie, arpentant les trottoirs bétonnés du quartier des affaires de Varsovie, puis les pavés de la place du Palais royal, en passant par les grandes avenues commerciales, très fréquentées en cette fin d’après-midi. Toutes scandent les chants joués par le mégaphone et brandissent le poing, sans jamais ralentir l’allure. Leur engagement prend toutes les formes possibles, des lacets de chaussures aux couleurs LGBT, aux pin’s politiques arborés par dizaines sur leurs vestes. L’un d’eux représente le président du PiS, Jarosław Kaczyński, avec une tête de phallus. Cette attitude goguenarde, qui s’ajoute à l’univers multicolore des Polskie Babcie, a pour but de casser l’image sérieuse et conservatrice des grands-mères polonaises. Si la plupart des passants ne les connaissent pas, ils sont nombreux à scruter les militantes avec curiosité. Certains le font le sourire aux lèvres, quand d’autres vont jusqu’à les filmer. Une trentenaire déclare : « Elles font honte aux jeunes générations de ne pas se battre comme elles le font si bien, du haut de leur âge avancé ».
Des courts métrages fictionnels sur l’État de droit
« S’ils veulent vivre librement leur sexualité, les jeunes devraient s’intéresser au respect de l’État de droit », abonde Paulina Kieszkowska, avocate chez Wolne Sądy, faisant référence à la législation ultra stricte qui entoure le droit à l’avortement sous la gouvernance du PiS. Wolne Sądy est un collectif d’avocat créé en 2017, en réponse aux multiples atteintes à l’indépendance de la justice. Ces robes noires mènent la bataille devant les instances juridiques de l’Union européenne. Ce matin de février, Paulina Kieszkowska est accoudée à une très longue table de réunion. Les bureaux de l’organisation sont perchés au cinquième étage d’un immeuble du quartier d’affaires de Varsovie, dont les larges fenêtres laissent entrer le soleil.
Le collectif d’avocats se bat sur le front juridique, mais aussi médiatique. Il diffuse des courts métrages fictionnels, destinés à mettre en lumière les conséquences concrètes du non-respect de l’indépendance de la justice. « Imaginez que vous ayez un accident de voiture et que l’autre conducteur soit lié à un politicien. Le jugement du tribunal sera-t-il équitable ? », demande la juriste dans l’une des vidéos. Les films du collectif mettent en scène des acteurs, artistes et écrivains célèbres en Pologne. « Wolne Sądy s’est montré innovant en communiquant dans un format attractif et pédagogique, à destination du grand public », analyse Edit Zgut, chercheuse à l’Académie des sciences polonaise.
D’autres initiatives, qui poursuivent le même but, ont vu le jour ces dernières années, à l’image de la Semaine de la Constitution, pendant laquelle des avocats donnent des conférences dans les écoles et universités, ou encore du Tour de la Constitution, qui voit des juges parcourir le pays pour sensibiliser à l’importance de l’indépendance de la justice. De son côté, Wolne Sądy documente méticuleusement chaque changement apporté par le PiS au système juridique polonais. Paulina Kieszkowska et ses collègues veulent donner à un futur gouvernement une feuille de route détaillée pour effacer ses années de sévices judiciaires.