En 1945, les frontières de la Pologne sont modifiées, forçant le déplacement de millions d’Allemands et de Polonais. À Wrocław et Zielona Góra, anciennes villes allemandes, des habitants exhument les traces de ces expulsions, occultées pendant des décennies.
Sur son fil Twitter, Agata Tumiłowicz ne partage ni ses opinions politiques, ni les vidéos qui la font rire. Depuis plus d’un an, son compte s’est transformé en musée. Vieux cintres en bois, répertoire au papier jauni, masque à gaz, journaux datant de 1905, lettres écrites à l’encre noire et autres éléments disparates y sont exposés. Les publications de photographies d’objets allemands, qui peuplent la demeure familiale de sa mère, s’accumulent. Cette chercheuse et écrivaine de 34 ans, qui a grandi en Basse-Silésie, une région occidentale de la Pologne, a décidé d’exhumer les fantômes de l’histoire et de faire du réseau social d’Elon Musk, un lieu de mémoire du passé allemand effacé de la Pologne.
Pour comprendre cette séquence méconnue, il faut revenir à la fin de la Seconde Guerre mondiale. La Basse-Silésie, ainsi que cinq autres provinces de l’ouest du pays, faisaient partie de l’Allemagne jusqu’en 1945. Au mois de février de cette année-là, lors de la conférence de Yalta, Soviétiques, Britanniques et Américains se réunissent pour redessiner les frontières de l’Europe avant la chute du régime nazi. Sous la pression de Staline, les Alliés décident que les territoires de l’est de l’Allemagne doivent revenir à la Pologne, qui en échange cède une partie de son territoire oriental à l’URSS.
La modification des frontières du pays débouche sur l’un des plus grands transferts de populations du XXe siècle. En l’espace de deux ans, environ sept millions d’Allemands sont expulsés brutalement des nouvelles régions polonaises, pour laisser place à près de deux millions de Polonais qui ont dû quitter leur territoire à l’Est, devenu soviétique. L’Armée rouge ne laisse souvent pas le temps aux Allemands d’emporter leurs affaires. Leurs biens sont spoliés.
Aujourd’hui, les traces de la présence allemande à l’ouest de la Pologne, bien qu’omniprésentes, passent inaperçues. La mémoire de leur histoire est négligée. Agata et des centaines d’autres de ses concitoyens tentent de reconstruire ce passé fait d’un double déplacement de population. Le destin de leurs ancêtres polonais déracinés, connu de tous, croise celui, oublié, de millions d’Allemands.
Les Polonais déracinés, un récit longtemps censuré
À Zielona Góra, une ville située dans la région de Lubusz, allemande avant 1945, Mariola Szajna et son mari Waldek gardent en mémoire l’histoire de leurs parents déportés de l’Est à l’Ouest. Tous deux âgés de 63 ans, ils ont grandi sous le régime communiste polonais d’après-guerre qui disparaît en 1989 après la chute de l’URSS.
La propagande officielle leur a enseigné que le déplacement de leurs aînés polonais était un « retour à leur terre d’origine, à leur patrie ». L’idée même de parler de déracinement était impossible. « C’est vrai que ces territoires de l’Ouest ont été polonais, mais c’était il y a presque mille ans. C’est uniquement grâce à ce que nous ont raconté nos parents et grands-parents à la maison que nous avons compris que cette histoire de retour n’était que du mensonge », s’indigne Waldek.
« Rapatriement », « expulsion », « nettoyage ethnique », les historiens peinent encore aujourd’hui à s’accorder sur les termes pour qualifier les événements de cette période de l’histoire. « Les Soviétiques appelaient les déplacements de Polonais des “rapatriements”, alors qu’en réalité, nos parents ont perdu la terre qui les a vu naître. Le terme d’expatriation est plus juste », estime Paweł Błazewicz, porte-parole à l’Institut de la mémoire nationale de Varsovie (IPN).
Waldek s’éclipse dans les escaliers un instant, et redescend avec plusieurs cartes dans les mains qu’il étale sur la table du salon. Son doigt se pose sur la Biélorussie. « Ma mère est née quelque part entre Minsk et Varsovie. » En 1946, les grands-parents de ce professeur en ingénierie civile n’ont pas vraiment eu le choix : soit ils acceptaient de vivre en URSS et de perdre leur nationalité polonaise, soit ils quittaient leur terre pour aller dans l’Ouest. La famille part. Le voyage dure plusieurs semaines à bord d’un train de marchandises. Ils atterrissent à Głogów, une ville située à une soixantaine de kilomètres au sud de Zielona Góra, et s’installent dans une maison encore habitée quelques jours auparavant par des Allemands qui viennent d’en être chassés.
La séparation avec leur terre natale est vécue comme un déchirement pour la famille de Waldek. Enfant, il se souvient de sa grand-mère qui évoquait souvent sa vie à l’Est. La vieille femme contait des histoires et lui chantait des chansons en biélorusse dont il connaît, encore aujourd’hui, les paroles par cœur. En 1999, il visite la Biélorussie avec sa mère. Après la chute de l’URSS, nombreux sont les Polonais qui entreprennent ce voyage. Waldek tend une photo sur laquelle sa mère serre dans ses bras une ancienne voisine. « Elles se sont reconnues alors qu’elles ne s’étaient pas vues depuis plus de 50 ans. Ma mère était tellement heureuse de retrouver sa terre et sa maison », raconte-t-il ému.
Le destin de la famille de Waldek n’est pas un cas unique. Entre 1944 et 1959, près de 2 millions de Polonais ont été forcés de prendre la route vers les nouveaux territoires de l’Ouest. Dans la région de Lubusz, où vivent plus d’un millions de personnes, rencontrer des descendants de déplacés de force est donc monnaie courante.
Des initiatives pour reconstruire la mémoire
Mariola dépose sur la table un livre sur lequel est imprimée une photo de la famille de son père, elle aussi déplacée. « C’est un historien local qui a écrit les mémoires de nos familles déplacées de force », précise-t-elle. Après des décennies de silence imposé, les écrits se multiplient depuis les années 1990 pour faire sortir les récits individuels de la sphère familiale et construire une mémoire nationale. Cette mémoire, elle se forge aussi et surtout grâce à internet. Via les réseaux sociaux, les blogs et les sites comme celui des archives diocésaines de Zielona Góra, où Bogusław Mykietów, 54 ans, est volontaire. Grâce aux échanges d’informations, certains parviennent ainsi à retrouver les origines de leurs ancêtres dont la trace avait été perdue.
La fabrique de l’histoire s’est mise en branle, mais elle rencontre encore aujourd’hui des écueils. Bogusław constate avec désolation que beaucoup de documents ont été détruits durant les décennies de censure communiste. Sans eux, difficile de construire un récit historique. « D’autant plus que l’État ne nous aide pas suffisamment à faire la lumière sur notre passé. La mémoire des déplacements est préservée seulement grâce aux initiatives privées et aux volontaires comme nous », s’exaspère le quinquagénaire en passant la porte du bureau des archives de Zielona Góra.
Accompagné de son fils de 26 ans, il sort des étagères sept grands livres. Les lunettes enfoncées sur son nez, il tourne avec une pointe d’excitation les pages d’un ouvrage où sont inscrits les noms, prénoms, dates de naissance, de baptême et profession des Polonais arrivés dans la ville après 1945. « Regarde, ce qui est écrit », lance Boguslaw à son fils. Maciej lit : « Stefania Tkaczyk ». C’est le nom de sa grand-mère.
Les déplacés allemands, une mémoire controversée
Même si la mémoire des déplacements de millions de Polonais présente des lacunes, le sujet, désormais enseigné à l’école, n’est plus un secret. En revanche, une plus grande part d’ombre persiste sur les siècles de présence allemande. « C’est comme si notre histoire n’avait commencé qu’en 1945, se plaint Mariola. J’aimerais savoir comment les gens avant nous vivaient ici, de quoi ils riaient. »
Selon Paweł Błazewicz, les blessures de la Seconde Guerre mondiale sont encore trop vives en Pologne pour s’attarder sur l’histoire allemande. « Six millions de citoyens polonais ont péri entre 1939 et 1945. Quand on a autant souffert, on n’a plus la force de parler de ceux qui sont à l’origine de la guerre », souligne l’historien.
Pour Maciej Wlazło, 38 ans, la raison est davantage identitaire. Le week-end, l’avocat organise des visites guidées de Wrocław sur son temps libre. Habitée par 600 000 personnes avant la guerre, 90 % de la population de cette ville située au sud de Zielona Góra, est forcée de partir entre 1945 et 1947, avant d’être repeuplée par des Polonais. Marqués par la violence des nazis, les nouveaux habitants détruisent tout ce qui rappelle l’ennemi. Statues, cimetières, monuments. « Les gens voulaient se sentir chez eux, s’approprier les lieux. Ils ont donc fait table rase du passé allemand. Aujourd’hui, il est toujours controversé d’évoquer cet héritage », reconnaît Maciej Wlazło.
La preuve en est, Natalia souhaite garder son anonymat pour s’exprimer sur le sujet. Elle a donné rendez-vous dans un café à l’éclairage sombre, au centre-ville. Membre d’une association représentant les descendants de la minorité allemande restée en Pologne, aujourd’hui inférieure à 1% de la population nationale, elle accepte de témoigner malgré l’opposition de sa directrice qui craint que ses propos soient mal interprétés. « Notre travail est de préserver cette mémoire mais cela nous vaut des critiques de toute part : d’un côté, on nous traite parfois de nazis, de l’autre, certaines autres associations de minorités allemandes disent qu’on ne défend pas assez leur cause, c’est très compliqué », lâche-t-elle.
Entre deux gorgées de cappuccino, Natalia s’élance dans un exposé. « Pourquoi cette période est si difficile à aborder ? Tout cela est très politique. Le gouvernement du PiS (parti Droit et Justice) est hostile à l’idée de donner une place au passé allemand parce qu’il voit toutes les minorités et leur histoire comme un danger pour la nation. Et puis, pour le PiS, l’Allemagne est un rival, un vieil ennemi. »
Le passé allemand, une part de l’identité polonaise
Malgré l’hostilité du gouvernement, la troisième génération des descendants de déplacés polonais, qui a plus de distance que ses aînés avec ce passé douloureux, tente de construire une mémoire incluant les anciens habitants de leur territoire. Leurs initiatives sont soutenues par les pouvoirs locaux. Depuis quelques années, les lieux dédiés au passé allemand fleurissent, mais ces endroits « sont encore très peu connu du grand public polonais », se plaint Alan Weiss, communiquant dans une ONG environnementale. Celui-ci dédie tout son temps libre à la reconstitution du passé allemand de sa ville.
Aux abords d’une zone industrielle de Wrocław, le corps imposant de ce quarantenaire se fraie un chemin entre les arbres. Des dizaines de pierres tombales jonchent le sol couvert de feuilles mortes. Il prend l’une d’entre elles en photo puis détaille sa démarche : « Je vais faire des recherches sur l’histoire de cette famille et ensuite, je publierai toutes ces informations sur mon site ». Sur sa page, photographies actuelles et images d’archives se mêlent à ses explications rédigées en polonais et en anglais.
Alan a aussi commencé à collecter les pierres tombales qu’il conserve dans un entrepôt. Pour lui, ce travail de mémoire est nécessaire, car « le passé des citoyens allemands de Wrocław fait partie de notre identité ». Il espère un jour pouvoir exposer dans les espaces publics de sa ville, toutes ces pierres tombales et les accompagner d’écriteaux qui retraceraient l’histoire des familles expulsées. « Comme ça, on aurait enfin des monuments dédiés à la mémoire des millions d’Allemands déplacés accessibles à tous. »