Le quartier de Muranów, terre du ghetto de Varsovie, renoue avec sa mémoire

L’insurrection du ghet­to de Varso­vie s’apprête à com­mé­mor­er ses 80 ans. Alors que la préser­va­tion de la mémoire s’impose comme un devoir pour les habi­tants du quarti­er de Muranów, son his­toire hante les lieux.

Dans le square Willy Brandt du quarti­er de Muranów, à Varso­vie, le musée POLIN fait face au mon­u­ment des héros du ghet­to. Le gazon par­faite­ment ton­du autour de l’Institut cul­turel con­traste avec le gris mono­chrome de la place. Ici et là, des stèles, plaques com­mé­mora­tives ou autres édi­fices en mémoire du ghet­to de Varso­vie. Entre 1940 et 1943, sous les pavés qui jonchent les alen­tours, l’horreur. Un cimetière. Celui de la vio­lence et de l’enfermement de presque 400 000 Juifs polon­ais.

Ce 19 avril 2023, l’insurrection de presque 3000 Juifs, qui se sont rebel­lés con­tre les forces d’oc­cu­pa­tion nazies, souf­flera ses qua­tre-vingts bou­gies. L’occasion pour les insti­tu­tions et les habi­tants de la cap­i­tale polon­aise de renouer avec la mémoire du ghet­to de Varso­vie, effacée  durant l’ère com­mu­niste [1952–1989]. Dans l’antre de livres qui lui sert d’appartement, Kon­stan­ty Gebert, intel­lectuel, ancien jour­nal­iste et activiste juif de 69 ans, pré­cise : « Durant la péri­ode com­mu­niste, vous pou­viez dire un gros mot 20 fois à la table de vos par­ents, per­son­ne ne le remar­quait, mais si vous disiez le mot juif, la con­ver­sa­tion tombait à plat ». À la fin de la guerre, les régimes com­mu­nistes suc­ces­sifs prô­naient l’idée d’une unité nationale. L’identité juive, et donc sa mémoire, était vue comme allant à l’encontre de la Nation polon­aise.

Situé en plein cœur de la cap­i­tale, Muranów con­stitue le quarti­er his­torique de Varso­vie. Cette année, le mot d’ordre de la 11e édi­tion de la cam­pagne du soulève­ment du ghet­to de Varso­vie, organ­isée en grande majorité par le musée POLIN, saisit : « Tu ne seras pas indif­férent ».

Ils font vivre la mémoire

Comme chaque mar­di, le musée POLIN ferme ses portes aux vis­i­teurs. Moni­ka Koszyńs­ka, respon­s­able en chef des pro­grammes pour enseignants du musée, s’échappe d’une for­ma­tion de 300 enseignants polon­ais sur l’éducation sex­uelle au col­lège. Les cheveux roux et courts, coif­fés sur le côté, elle explique : « Je trou­ve que le POLIN préserve judi­cieuse­ment la mémoire, parce que nos prin­ci­paux vis­i­teurs sont des écoles. De la mater­nelle au lycée, nous accueil­lons en moyenne six class­es par jour ». Pour la con­ser­va­trice, c’est la preuve qu’une recon­sti­tu­tion de l’histoire et donc de la mémoire est à l’œu­vre ces dernières années à Varso­vie et dans le quarti­er de Muranów.

À l’occasion du 80ème anniver­saire de l’insurrection, le musée POLIN  organ­ise divers ate­liers dès le début du mois de févri­er : des ses­sions académiques, un spec­ta­cle, un con­cert ou encore des expo­si­tions autour de la vie dans le ghet­to. Dans le hall de l’édifice cul­turel, les bruits des pas réson­nent. Moni­ka Koszyńs­ka détaille : « Chaque ses­sion s’effectue en parte­nar­i­at avec divers­es asso­ci­a­tions cul­turelles juives telles que le Jew­ish Com­mu­ni­ty Cen­ter, l’association socio-cul­turelle juive et avec les habi­tants de Varso­vie ». Kon­stan­ty Gebert, intel­lectuel juif, rel­a­tivise. Cette com­mé­mora­tion ressem­blera aux autres : « Mis à part l’ampleur, je ne pense pas qu’il y ait de dif­férences fon­da­men­tales avec les années précé­dentes ».

Jan, Mar­ti­na, Maria, Marcin ou encore Maja, habi­tant de Muranów, insis­tent sur une tra­di­tion qui a vu le jour en même temps que le musée POLIN et des cam­pagnes du soulève­ment du ghet­to de Varso­vie : le port d’une jon­quille jaune, en papi­er, au niveau de la poitrine. Écho cer­tain à l’étoile de David que por­taient les Juifs pen­dant le soulève­ment. « Le 19 avril, tout le monde portera cette fleur à Varso­vie », assure Maja Bed­narow­icz, jeune étu­di­ante en mas­ter de droit de 26 ans.

En plus du POLIN, des organ­i­sa­tions mili­tent aus­si pour la préser­va­tion de la mémoire du quarti­er. Bea­ta Chomą­tows­ka, cofon­da­trice de l’association Strac­ja Muranów, a longtemps mil­ité pour la préser­va­tion de la mémoire des lieux sur les bâti­ments. Afin de mobilis­er et touch­er la jeunesse, Bea­ta et ses col­lègues ont fait venir des street-artistes pour graf­fer les murs de Muranów. « Les enfants de l’école pri­maire trou­vaient le quarti­er triste. Il y avait une néces­sité de réin­ven­ter la manière dont on entrete­nait la mémoire, pour quelque chose de plus mod­erne ». Cette ini­tia­tive entre en réso­nance avec son his­toire. Entre les qua­tre murs du café du Kino Muranów, ciné­ma emblé­ma­tique du quarti­er, la voix de la jour­nal­iste se con­fond avec les dis­cus­sions des Varso­viens et le bruit cri­ard des machines à café. Elle se con­fie : « J’ai emmé­nagé à Varso­vie en 2005, en plein cœur de Muranów. Je ne savais rien de l’histoire du quarti­er et il n’y avait presque pas de com­mé­mora­tion. Quand je me suis vrai­ment ren­seignée sur les murs qui entouraient mon quo­ti­di­en, j’ai ressen­ti ce besoin d’apprendre et de trans­met­tre ce qu’il s’était passé il y a des décen­nies de cela. C’est comme ça que j’ai eu l’idée de créer Strac­ja Muranów ».

« À Muranów, les gens sont bien plus au courant qu’ailleurs. » Bea­ta Chomą­tows­ka, co-fon­da­trice de l’as­so­ci­a­tion Stac­ja Muranów. ©Pol­s­ka

Muranów sous l’emprise de son histoire

Durant sa balade quo­ti­di­enne, Maria Zdro­jew­s­ka, retraitée, s’arrête un temps au niveau du mon­u­ment de l’Umshgatplatz, place du ghet­to de Varso­vie, d’où par­taient les con­vois de dépor­ta­tion des Juifs. Comme si c’était la pre­mière fois qu’elle s’y arrê­tait, la vieille femme de 76 ans prend le soin de lire chaque inscrip­tion des qua­tre murs du mon­u­ment. Vêtue d’un long man­teau noir, elle pré­cise la voix trem­blante : « Peu importe où vous allez dans Muranów, vous trou­verez des mon­u­ments à la mémoire de la tragédie du ghet­to ».

« Cer­tains ne se sen­taient pas à leur place. Il s’est dévelop­pé le sen­ti­ment qu’il faut jus­ti­fi­er sa présence sur ce cimetière ».

Kon­stan­ty Gebert, jour­nal­iste et activiste juif

Dans les rues du quarti­er de Muranów, le silence a un bruit. Celui du poids de l’histoire. Dans le square qui entoure le musée POLIN, Jan et Mar­ti­na, tous deux âgés de 28 ans, se baladent avec leur chien. Respec­tant à la let­tre le chemin tracé par les pavés blancs jon­chant le gazon par­faite­ment ton­du, ils prof­i­tent d’un banc libre pour faire une pause. « On a choisi d’habiter ici parce que les loy­ers sont peu chers. Le quarti­er est plutôt calme. Il y a très peu de bars et d’endroits pour s’amuser ». Lorsque Bea­ta Chomą­tows­ka a emmé­nagé dans ces rues quelques années plus tôt, une chose l’a mar­qué : aucun lieu fes­tif ou de con­vivi­al­ité, alors que Muranów se trou­ve au cen­tre de Varso­vie.

« Après la Sec­onde Guerre mon­di­ale, les lieux ont été réin­vestis  par une pop­u­la­tion polon­aise, bien sûr aver­tie, mais sans lien avec les hor­reurs com­mis­es. Encore aujourd’hui, pour pass­er du bon temps, il faut aller ailleurs. Ce sen­ti­ment inex­primé de : ’’ce n’est pas vrai­ment l’endroit pour faire la fête’’ ». Il y a encore quelques années, de nom­breux habi­tants de Muranów avaient l’impression que des fan­tômes han­taient les immeubles du quarti­er. Quelques-uns allaient même jusqu’à deman­der à des rab­bins de pra­ti­quer un exor­cisme chez-eux. Kon­stan­ty Gebert con­tin­ue : « Cer­tains ne se sen­taient pas à leur place. Il s’est dévelop­pé le sen­ti­ment qu’il faut jus­ti­fi­er sa présence sur ce cimetière ».

Kon­stan­ty Gebert est jour­nal­iste, fon­da­teur du men­su­el juif polon­ais Midrasz et mem­bre du Mou­ve­ment pour le renou­veau de la vie juive en Pologne. ©Polska/Arthur Kla­jn­baum

À la fin de l’exposition per­ma­nente du musée POLIN, un court film inti­t­ulé en anglais « Proof of iden­ti­ty » (en français « Preuve d’i­den­tité », ndlr) inter­roge des Juifs polon­ais sur leur iden­tité et leur mémoire. Une dame y tient ses pro­pos : « S’il n’y a plus per­son­ne pour entretenir la mémoire, la pierre le fera. Alors je me suis dit que je pou­vais entretenir cette pierre ». Le quarti­er Muranów con­stitue cette pierre, ce bout d’histoire qui mar­que les esprits en tran­scen­dant le temps. Les habi­tants de ce quarti­er en sont les pro­tecteurs, les ani­ma­teurs. Plus que cela, ils en sont les gardes.

Mon­u­ments com­mé­morat­ifs à la mémoire du ghet­to de Varso­vie. ©Polska/Arthur Kla­jn­baum