L’odeur des cheminées attaque les narines lorsque l’on se promène dans Nowy Targ. En se chauffant au charbon, les habitants de la ville s’exposent à de nombreux problèmes respiratoires et cardiaques. Une situation qui inquiète médecins et activistes.
Son large sourire ne parvient plus à cacher son épuisement. Il est 18 heures ce jeudi 16 février. Lidia Kołodziej vient de fermer son cabinet. Au centre de santé public de Maniowy qu’elle dirige, les consultations se sont enchaînées depuis le petit matin. « Quand l’automne arrive, de plus en plus de patients viennent nous voir pour de la toux ou des maux de tête. Et en hiver, c’est encore pire ! », regrette la médecin de 48 ans. « Souvent, quand on les ausculte, on ne trouve aucune trace d’infection, raconte-t-elle. C’est le smog qui est à l’origine de leurs troubles ! »
Ce qu’on appelle ici le « smog », c’est le nuage de pollution qui enveloppe chaque nuit la ville voisine de Nowy Targ et ses environs. Avec seulement 34 000 habitants, cette commune du sud de la Pologne est la plus polluée aux particules fines de toute l’Europe, avec des concentrations jusqu’à 15 fois plus élevées que dans le centre-ville de Paris.
Pour voir le « smog » se former, il faut marcher une bonne heure dans les montagnes qui encerclent la ville. Devancée par ses deux chiens Mufa et Furia, Magdalena Cygan se fraie un passage dans les chemins enneigés. « Au moins ici, je sais qu’ils respirent ! », assure l’activiste de 32 ans. Bonnet sur la tête, chaussures de montagne bien serrées, elle prend le temps d’observer la forêt. « C’est pour ça que j’ai envie de préserver notre ville, la nature autour est si belle ! » Doctorante en biologie, elle lutte depuis maintenant sept ans contre la présence du « smog » à Nowy Targ avec quatre de ses amis. Leur objectif : alerter le gouvernement local, mais surtout prévenir la population des risques de ces particules fines sur leur santé.
Un phénomène généré par le chauffage au charbon
« De nombreuses personnes ne savent pas que c’est en se chauffant qu’ils se mettent en danger ! », s’exclame la militante en arrivant au sommet. Devant l’imposante chaîne des Tatras, qui dessine la frontière slovaque, on devine les petites maisons de Nowy Targ dans un brouillard de pollution. La soirée vient de débuter. Les colonnes de fumée dansent au-dessus des cheminées. Ici, le charbon reste le mode de chauffage privilégié. Les températures frôlent les ‑20 degrés en hiver, et les chaudières y tournent à plein régime. « Par manque de moyens, certains habitants y brûlent tout ce qu’ils trouvent, y compris leurs déchets ! », explique Magdalena Cygan. Emprisonnées par les montages, les vapeurs sont poussées vers le bas par l’effet du froid et restent stockées dans la ville, au niveau du sol.
C’est la nuit tombée que la biologiste décide de rejoindre Nowy Targ à bord de son 4x4 rouge. Ce que les plus anciens appellent « l’odeur de l’hiver » agresse les narines. Un effluve entre charbon grillé et plastique fondu, qui s’incruste partout. Dans les cheveux. Dans les vêtements. « Même mes chiens puent quand je les promène… », déplore l’activiste. Arrivée aux portes de la ville, elle ouvre la vitre arrière du véhicule. Par la fenêtre, elle installe un capteur et un GPS. Reliés à une caisse, ces appareils permettent de mesurer la qualité de l’air en direct. Il est 23 heures. « Le moment parfait, assure la militante. Les habitants se chauffent avant d’aller se coucher ! »
L’air est déjà chargé autour de Nowy Targ. 100 µg/m3 de PM10 dans l’air. C’est ce type de particules fines qui est dangereux pour la santé. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, une exposition régulière à un niveau supérieur à 50 µg/m3 de PM10 peut favoriser les accidents vasculaires cérébraux, les cancers du poumon ou encore les affections respiratoires comme l’asthme.
« Je vais probablement mourir d’un cancer »
Dans le silence de la nuit, Magdalena Cygan se gare devant une maison du centre-ville. Une épaisse fumée noire s’échappe de sa cheminée. Sans masque, vitre ouverte, l’activiste respire les vapeurs qui s’engouffrent dans l’habitacle. Elle tousse abondamment. Sur le boîtier de mesure, le compteur s’affole. 275 µg/m3 de PM10 dans l’air. C’est cinq fois la dose d’exposition recommandée par l’OMS. Pour la première fois de la journée, la chercheuse perd le sourire. « Je vais probablement mourir d’un cancer, confie-t-elle. Je ne sais pas quand ni de quel type, mais cela finira par arriver. » D’après ses calculs, respirer l’air de Nowy Targ revient à fumer en moyenne 22 cigarettes par jour.
Le véhicule progresse vers une école. L’écran affiche 187 µg/m3 de PM10 dans l’air. C’est au-dessus du seuil d’alerte polonais qui se situe à 150 µg/m3. « C’est ici que se trouvait la station qui mesure la qualité de l’air pour la municipalité », explique Magdalena Cygan. En hiver, les taux de particules fines y étaient très élevés. « Mais depuis 2021, la municipalité l’a déplacée dans un quartier rénové près de la rivière, poursuit-elle. Les chiffres y sont meilleurs, car beaucoup de gens s’y chauffent au gaz. L’air y est régulièrement renouvelé par le vent. » Au nouvel emplacement de la station, le compteur de la voiture affiche une concentration de PM10 avoisinant les 77 µg/m3 ce soir-là. Sous le seuil d’alerte. Conformément à la loi, aucun arrêté n’a donc été pris pour avertir les habitants de la ville.
Un gouvernement local impuissant ?
Dans son bureau de la mairie, le lendemain, le maire adjoint de Nowy Targ, Waldemar Wojtaszek, parle avec prudence. La ville vit essentiellement du tourisme lié aux sports d’hiver, et le sujet de la qualité de l’air est sensible. Il pourrait faire fuir les vacanciers. « Si c’est vraiment la ville la plus polluée d’Europe, on va s’abriter ! », s’inquiète une mère de famille, venue passer la semaine avec ses enfants à la montagne, en apprenant la réputation de la commune.
Graphique à l’appui, le maire adjoint se réjouit d’une baisse des mesures de PM10 dans la ville entre 2020 et 2021, pile au moment du déménagement de la station. Mais pour lui, ces deux événements n’ont aucune corrélation. « Avec le vent, l’air se déplace. C’est pour ça que les chiffres peuvent changer d’un quartier à l’autre. » D’après Waldemar Wojtaszek, la municipalité a dû bouger les appareils de mesure en raison d’un projet d’agrandissement de l’école. « Ce n’est pas nous qui avons choisi leur nouvel emplacement, mais un comité indépendant. »
Concernant la lutte contre la pollution de l’air, l’élu assure que la commune fait déjà son possible. « Nous alertons les habitants conformément aux règles en vigueur. » Il garantit également vouloir développer le réseau de gaz au plus vite dans le centre-ville. Un arrêté, voté récemment, devrait y interdire le chauffage au charbon d’ici 2024. « Pour le reste, nous ne sommes qu’un gouvernement local. On ne peut pas empêcher les habitants de vivre ! », conclut-il.
Car, odeur mise à part, Nowy Targ ressemble à une ville paisible. Les enfants patinent sur la place du village, où une concentration de 110 µg/m3 de PM10 a été mesurée la veille. « Enfin, vu l’odeur, je n’y mettrais pas les miens si j’en avais, c’est inconscient », commente un étudiant de passage en centre-ville pour rencontrer des amis. Dans les bus encrassés par la pollution, les habitants semblent s’être fait une raison. « Le smog m’inquiète, mais il faut vivre avec. Au moins, il n’empêche pas mes fleurs de pousser », assure une fleuriste de la rue voisine. Certains sont même convaincus des bienfaits du charbon. « Dites dans votre article que c’est un bon moyen de se chauffer ! C’est naturel, peu cher, et ça me permet de ne pas avoir froid l’hiver ! », s’exclame un vieil homme installé au fond du véhicule.
À Nowy Targ, la vie suit son cours, alors que les rejets de particules fines sont excessifs. ©Polska/Maxime Laurent
Des mentalités qui évoluent lentement
« Avec de tels niveaux de particules fines, les gens devraient porter un masque. Mais depuis le coronavirus où il a été rendu obligatoire, ils s’en sont lassés », concède le directeur de l’hôpital, Marek Wiezba. Pour lui, les habitants de Nowy Targ ne se rendent pas compte du risque auquel ils s’exposent, alors que les admissions dans son établissement pour des problèmes cardiaques ou respiratoires augmentent durant la période de chauffage. « Aujourd’hui, le problème n’est plus matériel ou financier, explique-t-il. Ce sont les mentalités qui doivent évoluer. Il faut que les gens comprennent que le charbon est dangereux pour leur santé. Cela va prendre du temps, car ils se sont toujours chauffés ainsi. »
Dans son cabinet, Lidia Kołodziej fait le même constat : « 25% de mes jeunes patients sont atteints d’asthme, alors que c’est 5 à 6% des jeunes polonais. Leurs parents ne font pas le lien entre pollution de l’air et maladie, alors il faut leur expliquer. » Aujourd’hui atteinte de problèmes respiratoires et cardiaques qu’elle attribue à la pollution de l’air, la médecin prend sur son temps libre pour intervenir dans les écoles avec Magdalena Cygan et sensibiliser les jeunes aux dangers du charbon. Le déclic est arrivé lorsqu’elle a appris que ses deux filles souffraient d’asthme et d’allergies à cause du « smog ». « Je ne pouvais pas supporter que mes enfants partent avec un handicap dans la vie juste parce qu’elles vivent ici. » Les deux femmes sont persuadées que, par l’éducation, les choses changeront. « J’espère être encore en vie le jour où ma ville sera entièrement dépolluée, mais j’ai du mal à y croire », confie Magdalena Cygan. En Pologne, 43 000 décès prématurés par an auraient pour cause la pollution de l’air d’après l’Union européenne. C’est 13 fois plus que les décès causés par les accidents de voiture dans le pays.