Depuis la restriction du droit à l’avortement promulguée en 2021, l’Église catholique polonaise fait face à une vague d’apostasies. Des Polonais nous racontent pourquoi ils ont souhaité se détacher de l’Église.
Depuis le trottoir, les mains enfoncées dans sa doudoune, Weronika observe sans un mot la mosaïque de Jean-Paul II qui orne l’entrée de l’archidiocèse de Cracovie, dans le sud de la Pologne. « C’est notre endroit favori pour manifester », s’amuse l’activiste de Dość Milczenia, un collectif anti-clérical et anti-gouvernemental. Derrière ces hauts murs jaunes vit Marek Jędraszewski, l’archévêque métropolitain de Cracovie, connu pour avoir choqué l’opinion publique polonaise en 2019 après avoir qualifié la communauté LGBTQ de « peste arc-en-ciel ». « On le déteste », cingle l’étudiante en sociologie, âgée de 23 ans.
Quelques rues plus loin, sur la place centrale de Cracovie, Weronika a l’habitude d’organiser avec le collectif Dość Milczenia des performances uniques en leur genre. « Je m’habille en blanc, avec du sang sur mes vêtements, comme un enfant qui va faire sa première communion. Un prêtre vient me toucher et je n’arrive pas à me défendre. » Le but ? « Rappeler aux gens tous les cas de pédophilie dans l’Église », tout en les informant qu’il existe un moyen de se libérer de cette institution : l’apostasie.
Une défiance envers l’Église
En Pologne, où 92 % de la population était baptisée en 2021, l’Église catholique fait face à une vague d’apostasie, un processus qui consiste à renier sa foi chrétienne en demandant que son nom soit rayé des registres de baptême. « La vague d’apostasie a commencé pendant les manifestations des femmes pour défendre le droit à l’avortement », souligne Julia Laureau, politologue et anthropologue à l’Université Catholique de Louvain, en Belgique. Le 22 octobre 2020, le Tribunal constitutionnel polonais, étroitement contrôlé par le parti conservateur et nationaliste au pouvoir PiS, a rendu inconstitutionnel le critère de malformation du foetus, alors qu’ils représentaient 98 % des avortements légaux recensés en Pologne en 2019. La nouvelle législation a déclenché des manifestations monstres, rassemblant plus de 100 000 personnes.
La décision du gouvernement a été largement influencée par l’Église, proche du pouvoir. Depuis une dizaine d’années, le sentiment de défiance envers cette institution était diffus dans la société polonaise. L’interférence de l’Église dans la politique et les nombreux scandales de pédophilie contribuent aussi à expliquer un certain désintérêt pour la religion, particulièrement fort chez les jeunes. Selon l’institut de sondage polonais CBOS, 69 % des 18–24 ans se déclaraient pratiquants réguliers en 1992, contre 23 % en 2022.
« Les jeunes sont les plus nombreux à faire leur apostasie, confirme Marta Kolodziejska, sociologue à l’université de Varsovie. Mais le phénomène reste très difficile à comptabiliser. » L’Église ne souhaitant pas s’exprimer sur le sujet, l’ampleur du phénomène ne peut se mesurer que grâce aux nombreux sites Internet ou groupes Facebook existant sur le sujet (le plus important compte 20 000 membres). Tous expliquent comment faire. En réalité, la démarche d’apostasie est essentiellement administrative. Il suffit de se rendre dans une paroisse avec un certificat de baptême et une déclaration attestant de la volonté de quitter l’Église, et celle-ci s’occupe ensuite d’envoyer les documents à la curie et d’annoter les registres. En théorie. Selon l’humeur du prêtre, cet acte peut se transformer en chemin de croix.
Un processus complexe
Hanna Zabielska a dû s’y reprendre à trois fois. « J’ai découvert les obstacles à l’apostasie en essayant de faire la mienne », confie cette activiste qui connaît désormais sur le bout des doigts tous les détails de la procédure. Comme la plupart des Polonais, Hanna s’est rendue dans sa paroisse de baptême pour y récupérer son certificat, en espérant y réaliser directement son apostasie. « Ils m’ont dit que comme je ne vivais pas dans cette paroisse, c’était impossible », souffle cette mère au foyer. Après deux autres tentatives infructueuses, Hanna décide de se tourner vers une église dominicaine réputée pour sa « facilité » à délivrer des actes d’apostasie. Une carte interactive circule sur les groupes Facebook, où il est possible d’ajouter un marqueur vert pour une paroisse où l’interaction avec le prêtre « s’est bien passée », et rouge pour prévenir les autres d’une mauvaise expérience.
Un sac aux couleurs de l’arc-en-ciel au bras et un grand sourire sur le visage, Hanna a abordé avec sérénité cette dernière interaction avec l’Église… au grand dam du prêtre : « Pourquoi êtes-vous si joyeuse ? Vous allez faire une croix sur votre vie éternelle ! » « Je lui ai tout de suite répondu que je n’étais pas là pour avoir une discussion philosophique », sourit Hanna. La suite s’est réglée en quelques minutes. Pour aider les autres, Hanna est très active sur le groupe Facebook Apostajza 2020. « Beaucoup de personnes ne connaissent pas la procédure ou n’ont pas le courage d’aller à l’église, indique Hanna. C’est rassurant de discuter avec quelqu’un qui a de l’expérience ». Si « une simple discussion » par message suffit le plus souvent, il lui est arrivé à quelques reprises d’accompagner physiquement certaines personnes dans les lieux de culte, pour qu’elles ne soient pas intimidées.
Joanna, elle, avait décidé d’y aller seule. À la sortie, elle a choisi de rentrer en marchant sous la chaleur du mois de juin, pour réfléchir à son acte. « Je me suis sentie soulagée et libre », confie la commerciale âgée de 45 ans. Dans un café chic du centre-ville de Varsovie, Joanna déplie une feuille A4. Sur ce document, elle explique pourquoi elle a décidé de quitter l’Église : « Je me sentais constamment en faute, lâche Joanna dans un français impeccable. Pour moi, les règles étaient trop difficiles à suivre ».
“L’Église utilise l’intimidation et la peur”
Une fois devenue mère, Joanna a choisi de ne pas baptiser son fils, malgré ses craintes qu’il soit « exclu des autres enfants », dans une société polonaise encore largement catholique. « L’année où ses camarades allaient faire leur première communion, je lui ai promis que ce week-end là on irait à Disneyland Paris, pour ne pas qu’il soit lésé », se rappelle Joanna. En Pologne, le premier sacrement constitue un événement religieux et familial très important, avec souvent de nombreuses festivités et cadeaux. « Tu sais Maman, tu as fait le bon choix, parce que les autres doivent aller tous les jours à l’église et prier pendant des heures », s’est exclamé son fils, quelques mois plus tard, qui semblait très à l’aise avec l’idée de ne pas faire comme ses camarades. « Je l’ai quand même amené à Disney », concède en souriant Joanna.
Dans son acte d’apostasie, Joanna a demandé à ce que ses données personnelles ne soient plus en possession de l’Église. « Certaines personnes pensent que l’on peut enlever leur nom des registres de l’Église, mais c’est faux, assure Marcin Szczerbiński, prêtre et chef du département familial à la Curie Métropolitaine de Varsovie. Il y a seulement une annotation à côté du baptême pour signifier que cette personne a fait son apostasie, et qu’elle ne fait donc plus partie de la communauté de l’Église ».
Quitter la communauté de l’Église n’est pas sans conséquences : aller à la messe, se faire communier et se faire confesser n’est plus possible après cet acte. « Surtout vous ne pouvez plus avoir de funérailles catholiques, certaines personnes sont étonnées » prévient Marcin Szczerbiński, en relisant ses notes préparées pour l’interview. « L’Église utilise l’intimidation et la peur pour faire croire aux gens qu’en quittant communauté catholique, ils perdront une part de leur identité, plaide Hanna. Mais beaucoup de traditions de la culture polonaise sont pré-chrétiennes, l’Église se les ait juste appropriées ». Sur le site web Same Plusy qu’elle a co-créé en 2021, on peut y trouver des informations sur l’apostasie, mais aussi des conseils pour fêter Noël ou Pâques différemment. Loin de l’Église.