En juillet 2022, une barrière anti-migrants est érigée entre la Pologne et la Biélorussie. En plus du drame humain qui se joue à cette frontière, un désastre écologique menace la dernière forêt primaire de basse altitude d’Europe. Arbres arrachés, sols abîmés, espèces rares perturbées, quelles conséquences sur ce joyau de la biodiversité ?
Rien n’aurait dû perturber la quiétude de ce village de campagne. Trois rues parallèles de dizaines de maisons en bois. D’un côté une église catholique, de l’autre une orthodoxe. À treize heures, seul le bruissement des feuilles et le chant des oiseaux se font entendre. Soudain, un grondement. D’abord sourd, il engloutit bientôt les bruits de la campagne. Un camion militaire passe. À l’arrière, la toile ouverte laisse deviner des soldats assis, arme à l’épaule. Quelques minutes plus tard, un second camion. Puis un hélicoptère.
Białowieża est situé à deux cent kilomètres au Nord-Est de Varsovie, à la frontière entre la Pologne et la Biélorussie. L’année dernière, le dirigeant autoritaire biélorusse, Alexandre Loukachenko, initie une vague d’immigration en promettant un accès à l’Europe par la frontière polonaise. Le gouvernement de Varsovie décide d’ériger un mur. La construction de la barrière est achevée en juillet 2022.
Un équilibre perturbé
En traversant le bourg en direction de l’Est, il est possible d’emprunter un chemin de forêt pour atteindre la frontière. Auparavant interdit aux voitures, il est aujourd’hui creusé par les pneus des camions lourds. De larges plaques de glace se sont formées dans les profonds sillages des engins. « Les chemins sont très fragiles, ils ne sont pas faits pour accueillir des camions de construction. Des véhicules aussi lourds, ça détruit les sols », explique Katarzyna Nowak, biologiste à la station géobotanique de Białowieża. Elle documente les abus et les pratiques illégales des nouveaux arrivants de la forêt.
De part et d’autre de ces chemins devenus routes, des arbres sont écorchés, coupés voire arrachés : « on a recensé plus de trois cents arbres endommagés rien que sur ce chemin, si l’on compte les racines et les branches arrachées. Ça peut paraître peu pour une forêt, mais si des arbres blessés sont infectés, le problème peut se répandre », explique la biologiste. Pour éviter toute blessure des arbres et de potentielles infections, les troncs à proximité de la route devaient être enveloppés dans des protections temporaires. Ça n’a pas été le cas : « Le seul moment où elles ont été posées, c’était pour une inspection des travaux, elles ont ensuite été retirées. C’est absurde », s’indigne-t-elle. Elle poursuit : « Plus au sud, il y a une autre route qui est beaucoup empruntée par les officiels. Là-bas, les protections sont toujours restées. Ça démontre bien toute l’hypocrisie de la situation ».
La société Budimex a notamment été missionnée pour la construction de la barrière. Les camions de la compagnie ont été photographiés par les pièges-photo de Katarzyna sur des routes qu’ils n’étaient pas autorisés à emprunter.
« Je n’ai jamais trouvé d’endroit aussi vivant. C’est impossible de parler de préservation de la biodiversité sans évoquer Białowieża », João Ferro est guide à Białowieża depuis neuf ans. Pour lui qui a parcouru chaque recoin de cette forêt, l’impact du mur est indéniable : « Les militaires font beaucoup de patrouilles. Ils ont saccagé les chemins. Ils avaient déjà abîmé les voies du village, mais elles ont été restaurées. Celles de la forêt sont encore presque impraticables ». Après avoir passé la main dans sa courte barbe, il explique que le passage des camions, lourds, tassent les sols : « Le mycélium, par exemple, est très touché. Les champignons ne peuvent plus se répandre comme avant », déplore le guide de 51 ans.
Au cœur du village, dans la station géobotanique, entre les immenses cartes, les grandes bibliothèques et les tableaux de lynx, Katarzyna Nowak présente une photo : un talus de sable sur lequel pousse une plante. À priori rien d’alarmant, mais la scientifique hausse le ton : « ça n’est pas n’importe quelle plante, c’est un corispermum ! Une espèce invasive qui vient d’Asie ! Elle n’a rien à faire au beau milieu d’une forêt d’Europe centrale ! ». Cette fois aussi, les camions de la société Budimex ont été photographiés en train de déverser ce sable dans la forêt : « encore une fois, une plante peut paraître ridicule à l’échelle d’une forêt, mais on parle d’une forêt primaire dont l’écosystème a été préservé, on ne peut pas se permettre d’importer des espèces invasives qui pourraient totalement perturber son équilibre ! »
Des espèces troublées
Sur un autre chemin de la forêt, plus au sud et moins marqué par les engins de construction, le calme. Simplement le craquement des feuilles sous les pas, la danse des cimes, la mélodie de la forêt. Deux chevreuils jouent à travers bois, s’arrêtent un instant, suspendu. Pas longtemps. Des aboiements se font entendre, suivis de l’accélération des moteurs des patrouilles. Les chevreuils s’enfuient et disparaissent.
« On nous dit parfois que ce sont les migrants qui perturbent le plus les animaux en passant à travers la forêt, mais en vérité ce sont les patrouilles », estime Michał Żmihorski, directeur du MRI, le Mammals Research Institute (Institut de Recherche sur les Mammifères). Il travaille notamment sur les grands mammifères de la forêt de Białowieża. Parmi eux le loup, le lynx et le bison. « D’un côté on a quelques personnes qui marchent en essayant d’être discrets, et de l’autre des camions, des chiens, des hélicoptères ». Il ajoute, « la nuit, ils utilisent de puissantes lumières dans la forêt. La plupart des espèces qui y vivent évitent tout contact avec l’humain. Forcément, elles sont perturbées par toute cette activité ».
Białowieża représente le dernier foyer d’espèces comme le bison ou le lynx. D’après Michał, ce sont justement ces populations qui sont ou ont été les plus affectées par ce mur : « On a retrouvé de la fourrure de cerfs, de bisons et de loups sur les fils barbelés à la frontière avant que le mur soit construit. À l’époque, il y avait seulement une clôture. On a même vu des individus morts parce qu’ils étaient restés bloqués ». L’expert est frustré : « Aujourd’hui on sait que les données sont là, on n’a simplement pas le droit d’aller les récolter. On nous refuse tous les accès et on nous empêche de travailler ».
La forêt s’étend au-delà de la frontière, mais la barrière restreint les déplacements des animaux : « On compte environ 600 à 700 bisons du côté polonais, c’est suffisant pour assurer la pérennité de la population. Pour le lynx, c’est plus compliqué. On en compte une dizaine tout au plus. Il a besoin d’interagir avec le reste des individus restés du côté biélorusse pour assurer sa survie. C’est sans aucun doute le grand mammifère le plus mis en danger par cette situation », déplore Michał.
Katarzyna Nowak pointe aussi du doigt le nombre croissant de plus petits individus écrasés sur les routes empruntées par les militaires : « En vingt-quatre patrouilles d’observation, on a relevé 147 victimes, sur un seul chemin ! Beaucoup de reptiles, des couleuvres, des orvets, des batraciens, des grenouilles rousses, énormément de crapauds, et aussi des oiseaux ! C’est toujours douloureux de voir une grive musicienne écrasée dans les traces d’un camion ».
Des déchets dangereux
Au détour d’un arbre, on peut apercevoir quelques déchets. Une boite de conserve, une bouteille d’eau et un sac poubelle. Les migrants qui tentent la traversée sont contraints d’abandonner des vivres, des déchets et parfois des vêtements. « On a récupéré quelques centaines de kilos de déchets depuis le début de la vague migratoire. Ils font également du feu avec ce qu’ils transportent. Ça peut être du plastique, du carton… à peu près tout ce qui peut brûler », constate Mateusz Szymura qui s’occupe de la surveillance de la biodiversité pour le parc national de Białowieża. Il exerce depuis vingt ans. Pour lui, ce sont eux qui polluent et perturbent le plus la forêt.
De son côté, João Ferro met en garde : « le parc national est proche du pouvoir en place, ils ne diront jamais que c’est le mur ou les patrouilles qui posent problème, alors que j’ai moi-même déjà ramassé des déchets polonais ». Dans la station géobotanique trône une pile de déchets récupérés dans la forêt. Des morceaux de couverture de survie, des boîtes de conserve, mais aussi des débris manifestement polonais : « On ramasse beaucoup de fils barbelés, ils sont dangereux pour les animaux comme pour ceux qui empruntent les chemins. Des agriculteurs en ont même retrouvé dans leurs champs ! Et ici, des paquets de cigarettes. Vous voyez, là ? C’est une adresse de site internet. Elle se termine par “.pl”, ça m’étonnerait qu’un migrant aille acheter des cigarettes au village avant de revenir dans la forêt. Elles appartiennent aux gardes-frontière », s’indigne Katarzyna Nowak.
Pour les scientifiques qui veulent protéger cette forêt primaire, comme Michał Żmihorski, « L’urgence, c’est que les scientifiques et les chercheurs obtiennent les autorisations pour au moins pouvoir donner à voir avec précision où nous en sommes et comment on pourra s’en sortir ».