Près de la frontière biélorusse, des lycéens polonais préparent la guerre

À l’est de la Pologne, des jeunes se rassem­blent les week-ends, pour des entraîne­ments para­mil­i­taires et des com­mé­mora­tions patri­o­tiques.

« Quelles sont les valeurs les plus impor­tantes dans la vie d’un homme ? », aboie un instruc­teur. « La dis­ci­pline et le sens de la nation », répond Kamil avec assur­ance. Cheveux bruns coupés ras, treil­lis cam­ou­flage, et dra­peau polon­ais scratché sur les deux épaules, le jeune de 17 ans passe un exa­m­en pour devenir capo­ral. Figé dans un garde-à-vous impec­ca­ble, le garçon mus­culeux, répond à une bat­terie de ques­tions sur des sujets de défense et d’engagement per­son­nel. Face à lui, trois exam­i­na­teurs, en tenue kaki, affectent un air sévère. « Quel est le char prin­ci­pal de la cav­a­lerie polon­aise ?», lance l’un d’eux. Kamil hésite. 

-Le T‑71 ?

-Non, raté, c’est T‑72, rugit un autre.

Con­tre toute évi­dence, nous ne sommes pas ici dans une caserne mil­i­taire, mais dans une école pri­maire prêtée par le vil­lage de Giby, dans l’extrême-Est de la Pologne. Les pein­tures enfan­tines et les étagères rem­plies de jeux de société, qui recou­vrent ses murs, tranchent avec l’allure mar­tiale des quelque dix jeunes qui l’occupent. Ces derniers appar­ti­en­nent à la Pol­s­ka Orga­ni­za­c­ja Wojskowa (POW), « L’organisation mil­i­taire de Pologne ».  Cette asso­ci­a­tion para­mil­i­taire de jeunesse regroupe une cen­taine de mem­bres issus de l’est de la Pologne. Ses « sol­dats » âgés de 13 à 19 ans, se retrou­vent, trois fois par mois pour des entraîne­ments tac­tiques, de l’exercice sportif et des séances de tir.

« Défendre la mère Patrie »

Face à Yamil, Piotr Augustynow­icz, 42 ans, pose davan­tage de ques­tions. Avec son crâne rasé, et son grade de lieu­tenant-colonel, il est le chef et le fon­da­teur de l’association. En Pologne, il existe d’autres groupes para­mil­i­taires du même type. Cer­tains, comme les Strz­elec, sont fédérés et dépen­dent du min­istère de la Défense polon­aise. L’association d’Augusynowicz, au con­traire, est indépen­dante et ses cadres sont tous des civils. 

Pour devenir Capo­ral, Kamil doit mon­tr­er qu’il sait lui aus­si don­ner un cours. Sous le regard perçant de son Lieu­tenant-Colonel, il fait mine d’enseigner les rudi­ments du tir à Dominique, un garçon du même âge, qui porte des bagues argen­tées aux deux mains. Aux ordres de son cama­rade, ce dernier mime dif­férentes pos­tures de com­bat : debout d’abord, puis assis et allongé sur le car­relage jaunâtre de la salle de classe. 

Pour devenir Capo­ral, Kamil doit savoir enseign­er le maniement des armes à ses cama­rades. ©Pol­ska/­Paul-Hen­ri Wal­let

Pour les jeunes de la POW, maîtris­er ces tech­niques, c’est par­er au risque d’une guerre con­tre l’ennemi hérédi­taire. « Je suis notam­ment venu ici pour défendre la mère patrie, pour pou­voir faire face aux Russ­es s’il le faut », affirme grave­ment Dominique. Une néces­sité qui sem­ble d’autant plus urgente dans la région où s’en­traîne l’organisation. « Nous sommes ici au cœur du cor­ri­dor de Suwał­ki, à quelques kilo­mètres des fron­tières de la Biélorussie, de l’enceinte de Kalin­ingrad et de la Litu­anie, explique Piotr Augusyn­ow­icz. Si la Russie envahit cette zone, elle isole com­plète­ment les Pays Baltes du reste de l’Europe. » 

Depuis févri­er 2022, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ravive le spec­tre d’un con­flit avec Moscou. Pour autant, les lycéens ne s’in­quiè­tent pas out­re mesure. « Nous sommes dans l’OTAN, je ne pense pas que les Russ­es oseraient s’attaquer à nous dans ces con­di­tions », se ras­sure Mar­tin, un jeune « Capo­ral-chef » aux cheveux un peu moins courts que ses cama­rades. Le nom­bre de can­di­da­tures, d’ailleurs, n’a pas aug­men­té en 2022. « Il s’est main­tenu à env­i­ron une dizaine, le même niveau que l’an passé », affirme Piotr Augusyn­ow­icz. 

Il est près de 23 h 30, lorsque l’examen de Kamil se ter­mine. Le jeune homme n’a pas encore ses résul­tats, il sera fixé lors d’un prochain week-end. Coif­fés cha­cun d’un béret rouge flo­qué d’un aigle argen­té, les jeunes quit­tent leur caserne de for­tune et se rassem­blent à l’ex­térieur. Autour d’eux, la nuit dis­simule un lac recou­vert de glace, une cam­pagne enneigée et un ter­rain de bas­ket. Sur l’ordre d’un jeune gradé, ils s’immobilisent dans un garde-à-vous par­faite­ment exé­cuté. « Demain, nous allons par­ticiper à un tournoi de foot­ball en mémoire des pris­on­niers polon­ais déportés en Sibérie, pen­dant l’ère com­mu­niste. Je compte sur votre dis­ci­pline et votre com­bat­iv­ité », harangue Piotr Augusyn­ow­icz. 

Cou­verts de leur sim­ple treil­lis, les para­mil­i­taires ten­tent de rester impas­si­bles mal­gré le vent mor­dant, d’une nuit à moins cinq degrés. Leurs mains désobéis­sent et trem­blent comme des feuilles. À la fin du rassem­ble­ment, la petite troupe entonne l’hymne polon­ais puis rompt les rangs et s’en retourne dans l’école.

La POW se définit comme une organ­i­sa­tion « catholique et patri­ote » ©Pol­ska/­Paul-Hen­ri Wal­let

Une fois ren­trés, les uni­formes saut­ent et les jeunes s’affalent, sur les chais­es d’un ves­ti­aire. En mail­lot de foot ou t‑shirts dépareil­lés, jog­ging et cla­que­ttes, ils rede­vi­en­nent une bande de lycéens comme les autres. L’un d’eux rap­porte des packs de « Zubr », une bière typ­ique­ment polon­aise. Après quelques gorgées, un sol­dat lève sa canette et s’exclame tout sourire : « Napoléon dis­ait : “Pour rem­porter la vic­toire, il faut boire comme un sol­dat polon­ais”. » Les blagues fusent et les rires écla­tent. 

Cer­tains par­lent sport, d’autres plans de car­rières. La majeure par­tie des jeunes de la POW souhait­ent devenir mil­i­taires après le lycée. « Ici, j’ai la chance d’ex­péri­menter une vie de sol­dat, je mets à prof­it mon temps libre pour pré­par­er mon futur méti­er », s’enthousiasme ain­si Mikhaïl, 16 ans, mem­bre de l’organisation depuis deux mois. 

Les jeunes de la POW vien­nent tous de milieux soci­aux sim­i­laires. « Ici nous n’avons pas de rich­es, tout le monde vient de la classe moyenne ou de milieu mod­este », affirme Piotr Augustynow­icz. En t‑shirt et short de sport blanc, le chef de la POW passe la soirée avec « ses troupes ».  Selon lui, le groupe est « catholique et patri­ote » mais refuse de s’affilier à une quel­conque idéolo­gie poli­tique. Pour lim­iter les frais d’adhésion, les encad­rants sont tous bénév­oles, et la coti­sa­tion demandée est lim­itée à 11,5 Zlo­tys par mois (env­i­ron 2,5 euros).

Après la soirée, les jeunes par­tent se couch­er au compte-goutte. Ils se glis­sent dans leurs sacs de couchages — un peu éméchés pour cer­tains — et s’endorment sur des mate­las de for­tune.

Le réveil sonne à 7 h 30. Pas de temps pour une douche, les jeunes attrapent un café et fon­cent au gym­nase.  Les autres équipes du tournoi arrivent. Par­mi elles, une unité de la défense ter­ri­to­ri­ale polon­aise — des civils qui exer­cent une activ­ité mil­i­taire sur leur temps libre — et plusieurs équipes des villes alen­tour. 

Avant le tournoi, une respon­s­able asso­cia­tive et un mem­bre de la com­mune pronon­cent un dis­cours. Ils rap­pel­lent la mémoire des pris­on­niers polon­ais déportés en ex-URSS. Les joueurs, déjà en tenue, se met­tent en rang, les bras le long du corps et chantent l’hymne nation­al. Cha­cun con­naît l’intégralité des cou­plets et affiche une mine sérieuse et déter­minée. Le coup d’envoi sif­flé, les « sol­dats » presque tous revê­tus d’un t‑shirt noir, affron­tent leur pre­mière équipe.  

Avant de com­mencer le tournoi de foot­ball, les joueurs chantent l’hymne nation­al polon­ais. ©Pol­ska/­Paul-Hen­ri Wal­let

Les autorités appré­cient l’organisation

Dans les gradins, Robert Jan­cyeut­s­ki, le respon­s­able des événe­ments cul­turels de la ville avoisi­nante, ne tar­it pas d’éloges sur les jeunes sur la POW. « C’est une belle organ­i­sa­tion, affirme ce quin­quagé­naire aux cheveux argen­tés, coupé très court, ils par­ticipent sou­vent à nos com­mé­mora­tion, cela per­met à la pop­u­la­tion de ne pas oubli­er son his­toire. » 

Les sol­dats de la POW enchaî­nent les matchs. Mal­gré les encour­age­ments hurlés par leur chef, ils les per­dent tous. « Ce n’est pas grave, l’important pour nous c’est de se sou­venir de l’histoire des déportés », affirme Mar­tin, en souri­ant. 

Après avoir salué ses adver­saires, la troupe descend rem­baller ses affaires. Kamil véri­fie qu’aucun déchet ne reste dans la classe. Les mate­las sont rangés. En quit­tant l’école, les lycéens en uni­forme, chargés de leurs lourds paque­tages, sem­blent par­tir en opéra­tion. Après un dernier rassem­ble­ment, ils se répar­tis­sent en voitures. Les plus anciens, en âge de con­duire, ramè­nent les plus jeunes.

Piotr Augusyn­ow­icz est le chef et le fon­da­teur de la POW. ©Pol­ska/­Paul-Hen­ri Wal­let

Dominique prend place à l’arrière d’une Berline grise. Le jeune homme sem­ble fatigué, mais sat­is­fait. Il se frotte les yeux, s’enfonce dans son siège et déclare : « Sou­vent, les jeunes de mon âge ne com­pren­nent pas pourquoi je m’impose cet engage­ment. Mais je sais qu’ici j’apprends une dis­ci­pline qui m’aidera à me con­stru­ire un futur solide. » Le garçon de 17 ans déver­rouille son télé­phone et révèle son fond d’écran : un fusil de pré­ci­sion et le dra­peau rouge et blanc de la Pologne.