En Pologne, à la frontière biélorusse, les humanitaires pris pour cibles

À l’est de la Pologne, près de la fron­tière biélorusse, des activistes vien­nent en aide aux réfugiés venus d’Afrique ou du Moyen-Ori­ent, ceux que le pays refuse d’accueillir. Armes braquées sur la tempe, procès, insultes : leur mis­sion devient dif­fi­cile. 

Au milieu des médecins et infir­mières en blouse blanche du ser­vice orthopédique, trois garde-fron­tières en treil­lis sur­veil­lent les allées et venues. Kasia Poskrobko ne se fait tou­jours pas à leur présence dans cet hôpi­tal de Hajnówka, situé à la fron­tière polono-biélorusse, à l’est de Varso­vie. Leurs armes appar­entes trans­for­ment l’atmosphère, jusqu’à l’odeur car­ac­téris­tique des hôpi­taux. 

Kasia Poskrobko, employée pour Gru­pa Grani­ca en tant que coor­di­na­trice de l’aide aux réfugiés au sein des hôpi­taux, s’investit aus­si en poli­tique. Elle a rejoint le par­ti cen­triste « Pologne 2050 ». ©Polska/Coppélia Pic­co­lo

La mère de famille de 44 ans, chargée d’apporter une assis­tance médi­cale aux réfugiés au sein de l’hôpital, se dirige de l’autre côté du couloir. Dans une cham­bre, trois hommes syriens et un Yéménite sont alités. Jambes frac­turées. Plaies ouvertes. Ils ont été hos­pi­tal­isés deux jours aupar­a­vant, le 11 févri­er, suite à leur tra­ver­sée de la fron­tière entre la Pologne et la Biélorussie. Depuis juin 2022, un géant d’acier de cinq mètres et demi de haut et long de plus de 180 kilo­mètres se dresse en pleine forêt pour dis­suad­er des mil­liers de per­son­nes du Moyen-Ori­ent et d’Afrique de rejoin­dre la Pologne. L’Union européenne accuse Min­sk, et son dirigeant Alexan­dre Loukachenko, d’avoir délibéré­ment ouvert la fron­tière à l’automne 2021 pour faire pres­sion sur l’Europe. Une « guerre hybride con­tre l’UE », juge Mateusz Moraw­iec­ki, le Pre­mier min­istre polon­ais. 

D’une longueur de plus de 180 kilo­mètres, soit plus de la moitié de la longueur totale de la fron­tière polono-biélorusse, cette bar­rière d’acier a été achevée en juin 2022, avec un coût estimé à 350 mil­lions d’euros. ©Polska/Coppélia Pic­co­lo

Une défiance omniprésente

Des migrants sous sur­veil­lance et des human­i­taires intimidés. « Ils nous empêchent de tra­vailler cor­recte­ment. Ils sont agres­sifs et pensent qu’ils ont tous les pou­voirs », chu­chote Kasia Poskrobko pour ne pas se faire enten­dre des gardes. La voix trem­blante, l’employée pour l’ONG Gru­pa Grani­ca — une coali­tion d’associations venant en aide aux réfugiés ayant franchi la fron­tière — s’emporte : « Un jour, ils m’ont bar­ré la route. Je n’ai pas pu entr­er dans la cham­bre d’un patient. » L’intimidation vient aus­si des médecins et des infir­mières. « Ils nous dis­ent que l’on ferait mieux de soign­er nos enfants polon­ais », soupire-t-elle.

Engagée depuis le début de la crise migra­toire, Kasia Poskrobko juge main­tenant pou­voir dis­cern­er « qui sont les doc­teurs du bon côté ». Elle en dénom­bre cinq. « L’hôpital dépend du gou­verne­ment. Les médecins ne veu­lent pas tout ris­quer en coopérant avec Gru­pa Grani­ca », regrette cette habi­tante native d’Hajnówka, ville en lisière de la forêt de Białowieża. 

Intimidations physiques 

C’est dans cette immense zone forestière, à cheval sur les ter­ri­toires polon­ais et biélorusse et lieu de pas­sage des réfugiés, qu’intervient depuis plus d’un et demi Kamil Syller. Il est instal­lé dans une mai­son encadrée par des sap­ins majestueux, au cœur d’une région qu’il surnomme comme « le Calais polon­ais ». Ses « pires enne­mis » : les gardes-fron­tières et les mil­i­taires. Des cernes vio­lacés enca­drent ses yeux bleus. « Lors d’une inter­ven­tion en forêt, un garde a pointé son arme sur la tempe de ma femme. Son vis­age était recou­vert par un masque avec un sourire de squelette », explique le père de famille d’un ton calme. Lors d’une autre inter­ven­tion d’urgence, alors qu’il rejoignait un groupe de réfugiés grâce à l’envoi de leurs coor­don­nées GPS, les gardes l’interceptent. « Je suis resté plusieurs heures retenu dans la forêt, pour une sim­ple véri­fi­ca­tion de carte d’identité », se sou­vient-il.   

« Un garde a pointé son arme sur la tempe de ma femme. »

Kamil Syller, habi­tant de la région de Białowieża et activiste depuis le début de la crise migra­toire

De son côté, Anna Michal­s­ka, porte-parole des garde-fron­tières, rétorque : « Nos gardes aimeraient coopér­er avec les ONG. Mal­heureuse­ment, on subit des attaques per­ma­nentes de ces pré­ten­dus activistes et un manque de coopéra­tion de leur part. »

Une santé mentale mise à rude épreuve 

Kamil Syller a été aux pre­mières loges de la crise : les arrivées de réfugiés et les patrouilles per­ma­nentes pour les tra­quer. « Cet hiv­er, quand j’ai vu les guir­lan­des de Noël clig­not­er, j’ai d’abord cru que c’é­taient les phares de la police. J’étais ter­ri­fié. (silence) J’ai réal­isé que j’allais mal », racon­te-t-il. 

La jeune Mar­ta Szy­man­der­s­ka-Pas­tryk, employée pour la fon­da­tion human­i­taire Ocale­nie, s’indigne : « Le gou­verne­ment dif­fuse une pro­pa­gande pour nous dépein­dre comme des mau­vais activistes. » Bon­net rouge vis­sé sur la tête, mor­pholo­gie encore enfan­tine et cheveux courts, la jeune femme de 24 ans détaille la liste de ses kits d’interventions. Vête­ments, sacs de couchage, cou­ver­ture de survie. 

Mar­ta Szy­man­der­s­ka-Pas­tryk tra­vaille à temps com­plet pour la fon­da­tion Ocale­nie. Depuis décem­bre 2021, l’ONG a porté assis­tance à plus de 1100 réfugiés à la fron­tière. ©Polska/Coppélia Pic­co­lo

« Le gou­verne­ment dif­fuse une pro­pa­gande pour nous dépein­dre comme des mau­vais activistes. »

Mar­ta Szy­man­der­s­ka-Pas­tryk, employée pour la fon­da­tion human­i­taire Ocale­nie

L’entrepôt de la fon­da­tion est dis­simulé der­rière une porte cade­nassée, située dans la gare d’une ville de la région de Pod­lasie. « Les human­i­taires sont crim­i­nal­isés, alors que notre tra­vail est seule­ment de fournir des vête­ments. Des vête­ments, il faut pas décon­ner ! », lance-t-elle, en agi­tant ses mains rou­gies par le froid. Elle ajoute : « Je me sens nég­ligée et oubliée. Cette fron­tière polon­aise n’est pas pop­u­laire, pas comme la fron­tière ukraini­enne. On veut nous gom­mer. On nous qual­i­fie de passeurs, et les réfugiés sont traités comme des ani­maux. » Rien à voir avec l’ac­cueil 200 kilo­mètres plus loin.

Sentiment d’abandon

Alek­san­dra Lobo­da, à la tête de la com­mu­ni­ca­tion de Gru­pa Grani­ca, décrit ce sen­ti­ment d’abandon : « C’est para­dox­al : vous pou­vez être arrêté pour avoir fait exacte­ment les mêmes mis­sions qu’en Ukraine, mais auprès de réfugiés dif­férents. » Face à cette rhé­torique du deux poids deux mesures, « beau­coup d’entre nous ont été découragés, et ont tout arrêté », déplore une activiste tra­vail­lant aux côtés de Kasia Poskrobko. Elle préfère rester anonyme par sécu­rité. « Le prési­dent nous décrit comme des traîtres qui par­ticipent à l’immigration illé­gale, alors que les human­i­taires à la fron­tière ukraini­enne sont des véri­ta­bles héros », explique-t-elle. Kasia Poskrobko hoche la tête en signe d’approbation. 

Afin de recevoir une assis­tance d’urgence par les activistes de Gru­pa Grani­ca, les réfugiés com­mu­niquent à l’ONG leur posi­tion GPS via leur smart­phone. ©Mar­i­an­na

« J’ai dû expliquer à ma fille de 8 ans que je n’étais pas une criminelle »

Son mari la sou­tient. Elle partage avec lui les his­toires des réfugiés qu’elle ren­con­tre. « Ils ont telle­ment d’importance pour moi, plus que mes autres amis », admet-elle. K.M., employée à plein temps pour Gru­pa Grani­ca, se heurte toute­fois à l’incompréhension de son jeune fils. « Il m’a demandé pourquoi j’étais oblig­ée de me cacher de la police, alors que les human­i­taires en Ukraine sont van­tés à la télé », sourit la jeune maman âgée de 38 ans. Elle lui explique qu’elle n’est pas une « méchante ».

« C’était trop dan­gereux pour nos enfants, au cas où nous nous fai­sions tous les deux arrêter. »

Mar­i­an­na, mem­bre de Gru­pa Grani­ca, et mère de deux enfants

De l’autre côté du salon empli de bibelots religieux tournés en ridicule, son amie Mar­i­an­na approu­ve : « J’ai dû expli­quer à ma fille de huit ans que je n’étais pas une crim­inelle. » Cette dernière, allongée sur le canapé, ne lève pas les yeux de son colo­riage. D’un ton plus grave, sa mère explique qu’elle a stop­pé les inter­ven­tions dans la forêt avec son mari, lui aus­si activiste. « C’était trop dan­gereux pour nos enfants, au cas où nous nous fai­sions tous les deux arrêter », annonce Mar­i­an­na. Elle se dirige vers une pièce à l’étage. Con­serves, médica­ments et polaires côtoient ses pho­tos de famille. Son chien blanc nav­igue entre les car­tons de vête­ments chauds. 

Depuis le début de la crise migra­toire à l’automne 2021, les entre­pôts des asso­ci­a­tions locales per­me­t­tent de stock­er le matériel néces­saire aux inter­ven­tions. ©Polska/Coppélia Pic­co­lo

« On est marginalisés »

La mai­son de Mar­i­an­na, autour de laque­lle courent quelques poules, se dresse au cen­tre d’un vil­lage d’à peine plus d’une cinquan­taine d’habitants, au nord de la région de Pod­lasie. 

Mais pour sa famille, l’isolement est dou­ble. « C’est très dur de vivre ici. Les habi­tants racon­tent des choses hor­ri­bles sur nous et notre tra­vail », se dés­espère-t-elle. Sur­veil­lance con­stante des voitures dans sa cour. Pho­tos pris­es à son insu. Mar­i­an­na explique : « Ils peu­vent rester plusieurs min­utes devant notre por­tail à nous observ­er. » Le sourire qu’elle arbore en per­ma­nence s’estompe. « Ils nous détes­tent. On est mar­gin­al­isés par tout le monde », regrette-t-elle. 

Dans les vil­lages situés à la fron­tière polono-biélorusse, le bal­ai des camions mil­i­taires est per­ma­nent depuis le début de la crise à l’au­tomne 2021. ©Polska/Corentin Renoult

Un risque judiciaire

Dépeinte comme une « nou­velle venue », Mar­i­an­na n’est pas sur­prise lorsqu’elle est dénon­cée par ses voisins auprès des gardes-fron­tières. Elle est accusée d’avoir franchi la zone d’urgence établie à la fron­tière polono-biélorusse entre sep­tem­bre 2021 et juil­let 2022, en réponse à la crise. Durant près de dix mois, seuls les rési­dents étaient autorisés à pass­er les check­points. « Ni les médias et ni les ONG pou­vaient cir­culer, tout ça pour nous invis­i­bilis­er », con­damne-t-elle. Elle refuse de pay­er son amende. 

Comme Mar­i­an­na, Pawel Olszyn­s­ki, employé de Gru­pa Grani­ca instal­lé à Białys­tok, doit faire face à la jus­tice pour avoir fourni des vête­ments aux réfugiés à tra­vers les bar­reaux du mur de métal. Vête­ments que les « gens en uni­formes » décrivent comme des « déchets », racon­te cet activiste, chaus­sures de ran­don­née aux pieds. Thé brûlant en main, il tente de se réchauf­fer dans l’ambiance glaciale de son entre­pôt. 

Pawel Olszyn­s­ki estime avoir effec­tué plus d’une cen­taine d’interventions dans la forêt de Białowieża depuis son entrée dans l’ONG Gru­pa Grani­ca en sep­tem­bre 2021. ©Polska/Coppélia Pic­co­lo

Selon Alek­san­dra Lobo­da, chargée de la com­mu­ni­ca­tion pour l’ONG, ces mul­ti­ples procès sont une autre façon d’intimider les activistes. « Nos actions sont jugées légales, on a gag­né la plu­part des cas », déclare-t-elle. Et d’assurer avec con­vic­tion : « La loi polon­aise crim­i­nalise le fait de ne pas venir en aide aux per­son­nes en dan­ger. Pas le con­traire. »

Même si l’appréhension vécue à cette fron­tière polon­aise occupe en per­ma­nence l’esprit de Mar­i­an­na, l’activiste assure : « Je m’arrêterai si la crise prend fin. Mais en général, les crises ne se finis­sent jamais. »