« Je fais des cauchemars terribles » : la détresse psy des ukrainiens, un challenge pour les humanitaires

Depuis un an main­tenant, les Ukrainiens fuient leur pays. Ils sont 1,5 mil­lion à avoir rejoint la Pologne. Mais qu’en est-il de leur san­té men­tale ? Reportage à Prze­myśl, à quelques kilo­mètres de la fron­tière, où les human­i­taires font leur pos­si­ble pour venir en aide aux réfugiés.

« Quand on se réveille à 4h du matin avec les sirènes d’alarme, c’est très dur psy­chologique­ment » racon­te Han­nah, réfugiée ukraini­enne de 42 ans arrivée en Pologne depuis le pre­mier jour de la guerre. Sur le quai de la gare de Prze­myśl, au sud de la Pologne, elle guide les réfugiés qui souhait­ent retourn­er à Kiev. Une des­ti­na­tion qu’elle red­oute : « J’ai envie de ren­tr­er mais j’ai peur. »

Il y a presque un an, elle a fui Kharkiv avec Ole­sie, sa fille de 16 ans. « Le silence dans la ville était telle­ment angois­sant. On craig­nait con­stam­ment de se pren­dre une bombe sur la tête », affirme Han­nah. Mais une fois la guerre lais­sée der­rière elle, sa fille a eu du mal à s’intégrer en classe, à cause du stress, mal­gré le psy­cho­logue qui la suit. « Ma fille est tombée amoureuse juste avant que nous ne par­tions. Ça a été très dur pour elle. Elle refuse de se faire des amis ici. Elle veut ren­tr­er à Kharkiv cet été pour finir l’école chez elle », ajoute Han­nah avec une voix émue.

Dans la Mai­son ukraini­enne de Prze­myśl, les volon­taires organ­isent des activ­ités manuelles pour aider les enfants à par­ler de leurs angoiss­es. ©Polska/Léa Bertrand

Avec son bon­net rose vis­sé sur la tête, elle sem­ble presque dis­paraître dans son man­teau. Un sen­ti­ment la ronge : la cul­pa­bil­ité. Son fils de 21 ans est resté en Ukraine, à Lviv, pour con­tin­uer ses études d’histoire, mal­gré les coupures de courant à répéti­tion. « J’ai très peur pour lui, j’ai le sen­ti­ment de l’avoir aban­don­né », ajoute-t-elle, les yeux humides. « Je me sens coupable d’avoir lais­sé ma famille et mes proches der­rière moi en Ukraine, j’ai l’impression d’avoir fui. Mais si je ren­tre, est ce qu’on sera à l’abri ? ». Kharkiv a per­du plus d’une cen­taine de ses habi­tants depuis le début de la guerre, selon le décompte des autorités ukraini­ennes.

Un suivi psychologique compliqué

La prise en charge psy­chologique des réfugiés ukrainiens est un défi de taille pour les human­i­taires. Natalia, jeune polon­aise de 26 ans, est volon­taire pour l’UNHCR (Haut Com­mis­sari­at des Nations unies pour les réfugiés), une organ­i­sa­tion inter­na­tionale qui vient en aide aux réfugiés : « Presque tout le monde est ren­tré à l’heure actuelle. Nom­breux sont ceux qui revi­en­nent pour retrou­ver des proches restés en Ukraine », explique-t-elle. Mal­gré tout, elle con­sid­ère que le suivi psy­chologique des 1,5 mil­lion de réfugiés ukrainiens présents sur le sol polon­ais est inex­is­tant : « Il y avait beau­coup d’aide médi­cale au début de la guerre, et notam­ment des psy­cho­logues envoyés par l’UNICEF, mais plus main­tenant. »

Les volon­taires à la gare de Prze­myśl sont là pour accueil­lir les réfugiés à l’arrivée. S’ils en ressen­tent le besoin, les volon­taires peu­vent les rediriger vers des cen­tres psy­chologiques. ©Polska/Léa Bertrand

Pour combler ce manque, des asso­ci­a­tions pren­nent le relais et s’organisent. À quelques kilo­mètres de la fron­tière, la Mai­son ukraini­enne de Prze­myśl pro­pose aux réfugiés des con­sul­ta­tions quo­ti­di­ennes avec un psy­cho­logue. Cette mai­son créée en 1994, ini­tiale­ment pour servir de cen­tre cul­turel, peut accueil­lir jusqu’à 50 per­son­nes sous son toit. Dans la cage d’escalier, des fleurs de papiers sont sus­pendues et les dessins des enfants sont accrochés aux murs. Tatiana Nakoniecz­na, direc­trice de la Mai­son ukraini­enne, se con­fie sur la dif­fi­culté d’accueillir tout le monde « C’était une cat­a­stro­phe au début de la guerre. Nous avons trans­for­mé la salle de théâtre en dor­toir et nous avons com­mencé à col­lecter des lits. »

À l’époque, la mai­son pou­vait héberg­er jusqu’à 18 per­son­nes, mais aujourd’hui les lits ont été déplacés dans un abri un peu plus loin, au 14 rue Basz­towa. C’est ici que son fils de 20 ans, Maxime, coor­di­na­teur à la gare de Prze­myśl, vient aider régulière­ment les volon­taires. Lui-même employé de la Mai­son, il est sou­vent témoin de l’angoisse des Ukrainiens qui arrivent : « L’état psy­chologique des réfugiés dif­fère beau­coup selon la région d’où ils vien­nent en Ukraine. Ceux qui arrivent de l’ouest n’ont jamais vrai­ment vu la guerre, à l’exception des sirènes, ils sont plus sere­ins de ren­tr­er. A con­trario, ceux qui vien­nent de l’est sont beau­coup plus inqui­ets. »

La Mai­son ukraini­enne créée en 1994 ser­vait ini­tiale­ment à organ­is­er des événe­ments cul­turels. Aujourd’hui, elle met à dis­po­si­tion des cours de langues de polon­ais, des con­seillers juridiques et une aide à l’embauche pour les réfugiés. ©Polska/Léa Bertrand

Le dîn­er est servi dans le hall d’entrée. Tous vien­nent s’attabler pour pren­dre un repas récon­for­t­ant, tant pour le corps que pour le moral. Ce soir, trois psy­cho­logues employés de la Mai­son ukraini­enne vien­dront ren­dre vis­ite aux réfugiés pour dis­cuter avec ceux qui en ressen­tent le besoin. Pour Eva Pulkovs­ka, direc­trice de l’abri, ce dis­posi­tif était indis­pens­able, en par­ti­c­uli­er pour les enfants : « Tous les jours il y a des besoins, et tous les jours on se rend compte de l’étendue de la détresse de ces gens. Par­fois cela ne prend pas la forme d’un entre­tien avec un psy­cho­logue, ça peut être une sim­ple con­ver­sa­tion avec un volon­taire ». La Mai­son ukraini­enne et l’abri tien­nent debout grâce aux parte­nar­i­ats avec d’autres organ­i­sa­tions comme CAFAM (Cen­tre Aide Aux Familles Matri­fo­cales), OXFAM ou encore Google, qui appor­tent des fonds et per­me­t­tent de rémunér­er les employés.

Des syndromes de stress post-traumatique

Ole­na, réfugiée ukraini­enne arrivée la veille, et hébergée au cen­tre depuis la veille, sort son télé­phone pour vision­ner les vidéos What­sApp envoyé par son frère resté à Mar­i­oupol. Décom­bres au sol, murs qui s’écroulent, toit effon­dré… Sur ces images, sa mai­son, détru­ite par une frappe russe quelques jours plus tôt. Cette mère de famille a dû laiss­er sa fille Ker­e­na et son fils Denis der­rière elle pour aller tra­vailler au Pays Bas : « Mes enfants ont refusé de par­tir avec moi. Je suis très inquiète de les avoir lais­sés. J’en fais des cauchemars ter­ri­bles la nuit. »

La salle de théâtre de la Mai­son ukraini­enne a été trans­for­mée en cen­tre d’accueil pour les réfugiés au début de la guerre. Elle pou­vait accueil­lir 18 lits dans les pre­miers mois, aujourd’hui les lits ont été déplacés dans un abri quelques rues plus loin. ©Polska/Léa Bertrand

Des symp­tômes fréquents d’après Ilona Puszek, psy­cho­logue au Cen­tre de con­seil psy­chologique et péd­a­gogique à Hru­bieszów. Depuis le début de la guerre, elle a reçu de nom­breux réfugiés venus d’Ukraine. « Cer­taines per­son­nes atteintes de stress post-trau­ma­tique souf­frent d’in­som­nie, de flash­backs, de cul­pa­bil­ité, des pen­sées néga­tives sur l’avenir, des pertes de mémoire de l’ex­péri­ence trau­ma­tique, d’ir­ri­tabil­ité, d’accès de colère ou de com­porte­ment agres­sif. Les enfants aus­si peu­vent faire des cauchemars et recréer l’événe­ment trau­ma­tique par le jeu », ajoute-t-elle.

Le suivi sur le long terme est ren­du com­pliqué en rai­son des déplace­ments fréquents des réfugiés d’un cen­tre à l’autre. Mais les pro­fes­sion­nels font tout de même leur pos­si­ble pour se ren­dre disponible. « Les psy­cho­logues de notre bureau de psy­cholo­gie et de péd­a­gogie de l’é­d­u­ca­tion sont disponibles 24 heures sur 24 dans les points d’aide », affirme la médecin. Elle pour­suit : « Cer­taines per­son­nes ont elles-mêmes demandé à par­ler et par­fois nous les avons approchés nous-même, voy­ant qu’elles avaient besoin de notre sou­tien. »

Le dessin d’un enfant hébergé à l’abri est accroché dans la cui­sine. On peut lire l’inscription « Dzieku­je bard­zol Pol­s­ka » qui sig­ni­fie « Mer­ci beau­coup Pologne ». ©Polska/Léa Bertrand

Selon Ilona Puszek, l’une des prin­ci­pales sources de stress con­cerne l’inquiétude pour les proches restés sur place : « La peur de per­dre un être cher comme un père, un mari, un frère. Cer­taines per­son­nes ne pou­vaient ou ne voulaient pas quit­ter leur lieu de vie, en rai­son d’une mau­vaise san­té ou d’un attache­ment émo­tion­nel à leur mai­son, et sont restées en Ukraine ». Pour beau­coup de réfugiés, l’avenir est incer­tain. Ils s’interrogent sur ce qui les attend une fois arrivée en Pologne. « Les gens s’in­quiè­tent de savoir où ils vont loger, n’ayant ni argent, ni famille, ni amis dans un pays étranger », pré­cise la psy­cho­logue.

Des histoires difficiles à entendre

Dans la cui­sine de l’abri, Mari­na, employée de la Mai­son depuis huit mois, écoute avec atten­tion les deux nou­velles arrivées. Iri­na, est arrivée ce matin au cen­tre en com­pag­nie de sa mère de 75 ans, Pag­no­ta. Venues toutes deux de Kher­son, dans le sud-est de l’Ukraine, elles ont été coincées plusieurs jours sous les décom­bres de leur mai­son, suite à une explo­sion. « C’est un mir­a­cle que nous soyons encore en vie », mur­mure Pag­no­ta en remuant nerveuse­ment sa canne.

En tant que volon­taire, Mari­na est la pre­mière à recevoir ces his­toires douloureuses : « Les gens vien­nent se con­fi­er à nous car on leur inspire con­fi­ance, on est là pour les guider ». Mais par­fois, cette détresse peut être lourde à porter : « On pense sou­vent à la san­té men­tale des réfugiés, et c’est bien nor­mal, mais jamais à celle des volon­taires. La nuit, je n’arrive pas à dormir, je repense aux hor­reurs qu’on m’a racon­tées. »