Au milieu des gratte-ciel du quartier de Mirów à Varsovie, la tour Varso Place accueille chaque semaine le Venture Café, un lieu d’échange entre entrepreneurs. Mais l’événement reste encore majoritairement fréquenté par des hommes.
Larsen dans les haut-parleurs, puis le brouhaha s’estompe. Un néon rouge éclaire une silhouette élancée dans une atmosphère feutrée. La voix claire et assurée de Miłek Lindner résonne dans la pénombre. Comme chaque jeudi, il lance en polonais, puis en anglais : « Mesdames et Messieurs, bonsoir et bienvenue au Venture Café ! », provoquant des applaudissements enthousiastes dans l’assemblée.
La présentation de cette nouvelle édition du « Thursday Gathering » s’achève, tandis que les lumières se rallument. Une fois la foule rassemblée dans la salle de réception, un constat s’impose immédiatement : si le nombre de femmes qui créent leur entreprise augmente chaque année en Pologne (+ 18% entre 2019 et 2020), la population du Venture Café reste dans une écrasante proportion masculine.
Les femmes doivent choisir entre carrière et vie de famille
Depuis son arrivée au pouvoir en 2015, le parti conservateur Droit et Justice (le PiS) est régulièrement sous le feu des critiques des organisations féministes et de l’opposition. Parmi elles : le manque de soutien aux initiatives en faveur de l’égalité des sexes et de l’entrepreneuriat féminin en Pologne. La faible représentation féminine au Venture Café peut-elle s’expliquer par la politique nataliste polonaise ? Absente de la soirée, l’entrepreneure polonaise Magdalena Linke-Koszek en est convaincue.
« Magda », comme elle aime se faire appeler, a été primée 8 fois pour son parcours à seulement 31 ans. Cette diplômée d’une maîtrise en droit européen à l’université de Varsovie est à la tête de « Her Impact », une plateforme de recrutement dédiée aux femmes de toute l’Europe. L’idée d’entreprendre lui vient en 2019. Alors enceinte de son premier enfant, elle réalise les difficultés auxquelles sont confrontées les femmes polonaises pour mener à bien leur carrière. « Je voulais créer de meilleures opportunités pour les jeunes femmes sur le marché du travail, après avoir constaté qu’il était plus difficile pour nous de se faire une place, en particulier dans mon pays. »
La jeune maman de deux enfants reproche au PiS une politique familiale conditionnant les femmes polonaises à choisir entre leur carrière et leur vie de famille : « Je connais beaucoup de femmes polonaises qui ne veulent pas avoir d’enfants du tout, pour privilégier leur carrière. C’est d’autant plus difficile parce qu’il n’y a pas de structures d’accueil où l’on peut laisser les enfants, donc notre pays ne nous aide pas à revenir travailler après l’accouchement. ». A contrario, le gouvernement polonais ne lésine pas sur les moyens lorsqu’il s’agit de financer les initiatives en faveur de la natalité. En 2019, le pays dépensait 3% de son PIB en prestations familiales selon l’OCDE. C’est près d’1% au-dessus de la moyenne européenne.
Si Madga concède qu’il n’est pas tous les jours facile de cumuler maternité et entrepreneuriat, elle ne regrette pas de porter les deux casquettes : « J’ai récemment donné naissance à mon deuxième enfant. C’est sportif parce que mon entreprise a beaucoup grandi en 3 ans. Je dois donc souvent assister à des réunions, des conférences, et parfois même voyager. En même temps, devenir mère m’a aidé à m’organiser pour mieux atteindre mes objectifs », tempère la jeune maman.
« Il y a des progrès à faire pour promouvoir l’équité »
L’égalité hommes/femmes est une préoccupation constante pour les organisatrices du Venture Café. Kaja Abdank, est ambassadrice de l’événement depuis un an. Chaque semaine, la polonaise de 35 ans contacte les entrepreneurs qui interviennent pour animer des conférences thématiques. « Je remarque que les hommes polonais sont plus courageux, plus confiants dans leur propos », glisse-t-elle. « Ce n’est pas toujours facile d’équilibrer les interventions car ici, il y a moins de femmes expertes sur les sujets techniques par exemple ».
Mais ce soir, l’objectif est rempli : deux femmes animent les conférences hebdomadaires. Le fruit d’un certain effort selon Kaja : « Les femmes entrepreneures que je contacte se sentent rarement légitimes pour s’exprimer devant une assemblée. Elles disent qu’elles ne sont pas encore au niveau, qu’elles n’ont aucun conseil à donner. Alors que les hommes acceptent immédiatement sans tergiverser. »
Dominika Duda est elle aussi ambassadrice de l’événement. Entre deux gorgées de bière, elle concède les sourcils froncés : « Il est clair qu’il y a des progrès à faire dans notre pays pour promouvoir l’équité entre les femmes et les hommes ». La Polonaise de 36 ans souligne cependant l’évolution des mentalités et l’émancipation des femmes polonaises depuis la chute du régime communiste. Plus joviale, elle assure : « Chaque année, de plus en plus de femmes veulent entreprendre en Pologne. Elles vont chercher leurs propres opportunités en dehors du foyer familial pour prendre leur destin en main. »
Une opinion corroborée par le rapport du Global Entrepreneurship Monitor (GEM) pour la Pologne. Selon cette grande enquête annuelle produite par le Centre for Entrepreneurship Research de l’Université de Varsovie, le taux d’activité entrepreneuriale chez les femmes en Pologne est en augmentation constante entre 2015 et 2020. Il est passé par exemple de 9,6% de la population active féminine en 2020, contre 8,8% en 2019.
Selon Kevin Lee, expatrié à Varsovie depuis 7 mois, les femmes polonaises ont encore du mal à s’imposer. L’entrepreneur chinois de 31 ans s’est installé en Pologne en raison des opportunités grandissantes dans le secteur des crypto-monnaies. Il raconte sa rencontre avec un couple de polonais la semaine passée au même événement : « Ils sont venus me voir parce qu’ils voulaient me parler de leur modèle d’affaires, sur un projet qu’ils construisaient à deux. Ils hésitaient à avoir recours aux cryptomonnaies et à la blockchain, et ils voulaient avoir mon avis. La femme est juste restée plantée là sans dire un mot, et a laissé son compagnon parler alors que c’était leur projet à tous les deux… ».
Un constat qui reflète l’opinion d’une partie significative des Polonais interrogés pour l’élaboration du rapport GEM de 2020. Selon l’étude, 21% des Polonais sondés pensent que les attentes et les comportements sociaux dans leur pays constituent un obstacle à la création d’entreprise par des femmes. C’est 7% au-dessus de la moyenne européenne, souligne le même rapport.
Ce qui compte, c’est le caractère
Au milieu de la centaine d’entrepreneurs qui fourmille au Venture Café, Yaroslava Vasylchenko circule de table en table et engage aisément la conversation avec ses confrères. La jeune femme vêtue d’un tailleur bleu est originaire de Cracovie au sud de la Pologne. Lorsqu’elle avait 18 ans, elle a créé la Kursypol polish language school, une école proposant des cours de Polonais. « Le plus gros challenge que j’ai relevé durant mon parcours, c’était surtout le manque de temps, car j’ai monté mes projets à côté de mes études d’économie à l’université de Cracovie. »
La jeune femme a toujours voulu être son propre patron. Comme son père, dirigeant d’un réseau de supermarchés en Pologne. De son point de vue, les femmes sont largement acceptées dans l’écosystème entrepreneurial polonais : « Je n’ai jamais vécu de discrimination, car j’ai un fort caractère ! », s’amuse la jeune cheffe d’entreprise. « C’est surtout ça qui compte dans ce milieu. Qu’on soit un homme ou une femme. »
Après l’obtention de son diplôme et comme de plus en plus de polonais, Yaroslava a pris le statut d’indépendante. Elle a créé une auto-entreprise de consulting financier en parallèle de son activité principale. Un choix qui lui permet de ne pas délaisser la gestion de l’école de langues qu’elle a fondé.
Une sonnerie retentit et la coupe. C’est l’heure de la première conférence hebdomadaire. Avant de rentrer dans la salle située juste derrière elle, Yaroslava met en garde : « Si j’avais un conseil à donner aux femmes qui entreprennent, ce serait celui de surtout garder du temps pour elles. Sinon, on implose. »
La pression constante que subissent les chefs d’entreprise, c’est justement le thème de ce jeudi soir. Au micro : Monika Sowińska, coach d’entrepreneurs. La conférencière ouvre son intervention en invitant les participants à retrouver « l’insouciance de l’enfance ». Pour ce faire, elle leur distribue des ballons de baudruche « pour créer un moment de complicité collective. »
Sous les encouragements de la coach, les participants font voler les ballons colorés le sourire aux lèvres. L’occasion d’échapper le temps d’une soirée aux lourdes responsabilités qui peuvent peser sur les épaules d’un entrepreneur.