À Varsovie, l’exil des opposants biélorusses s’éternise

Des mil­liers de Biéloruss­es ont trou­vé refuge en Pologne suite à l’arrivée de Loukachenko au pou­voir. À Varso­vie, la résis­tance s’or­gan­ise, mais sans grand espoir de retour.

« Action ! » Asia donne le clap. Accroupies der­rière de faux rochers, Oksana et Ulad ani­ment leurs mar­i­on­nettes — blaireau, escar­got, araignée, chèvre… — pen­dant que Renate filme avec sa caméra. Dans cet apparte­ment du cen­tre de Varso­vie, une petite troupe ama­teur tourne le six­ième épisode d’une série pour enfants en langue biélorusse.

Objec­tif : que les enfants con­tin­u­ent à enten­dre et pra­ti­quer leur langue, même en exil à Varso­vie. Dans l’épisode d’aujourd’hui, les ani­maux vont célébr­er hukan­nié vias­ny, « l’appel du print­emps », une tra­di­tion biélorusse : chaque année, les habi­tants des vil­lages se réu­nis­sent et dansent en rond autour d’un grand feu, pour fêter la fin de l’hiver et le réveil de la nature. Par­mi ces objets de décor enfan­tin, quelques mes­sages sub­lim­inaux. La nappe reprend les couleurs du dra­peau blanc-rouge-blanc de la dis­si­dence biélorusse. Un dra­peau — dif­férent du dra­peau offi­ciel rouge et vert — qu’il est inter­dit de brandir en Biélorussie, sous peine d’emprisonnement.

Dans cette troupe, ils sont sept : tous des réfugiés biéloruss­es ayant fui leur pays pour la Pologne. Yulia Boukch­tanovitch, 34 ans, a franchi la fron­tière il y a un an et demi. Elle a rejoint son mari, venu en 2018 après avoir été empris­on­né trois mois car accusé de pré­par­er un coup d’État. Renate Vys­tarob­s­ki, 33 ans, a lui passé quinze jours en prison pour avoir tourné un film sur le NKVD — l’ancêtre du KGB. En attente de son procès, lors duquel il risquait 10 ans d’emprisonnement, il a finale­ment préféré s’enfuir.

Gardes du corps et détournement d’avion

Par­mi les mil­liers de réfugiés biéloruss­es que la Pologne accueille, les mem­bres du Nation­al Anti­cri­sis Man­age­ment tra­vail­lent active­ment con­tre le régime de Loukachenko. Ce bureau de l’opposition est instal­lé dans un immeu­ble d’un quarti­er chic du cen­tre de Varso­vie. À l’extérieur, aucune plaque offi­cielle. Mais à l’intérieur, des femmes et des hommes four­nissent aux gou­verne­ments occi­den­taux des listes d’entreprises et de per­son­nes affil­iées au régime afin de les plac­er sous sanc­tion. Et pour réu­nir des élé­ments à charge con­tre Loukachenko afin de le traduire en jus­tice.

Pavel Latouchko, chef du bureau de l’op­po­si­tion. ©Polska/Nicolas Guar­i­nos

« Nous pré­parons de nou­velles propo­si­tions de sanc­tions con­tre des juges qui par­ticipent à la répres­sion », explique le directeur de la com­mu­ni­ca­tion Art­siom Brukhan, dans une petite salle de réu­nion. Soudain, la porte s’ouvre sur un homme de grande taille : Pavel Latouchko, chef de cette organ­i­sa­tion. Ex-ambas­sadeur à Paris, ex-min­istre de la Cul­ture de Loukachenko, il a rejoint les rangs de l’opposition en août 2020. Yeux bleus perçants, voix pro­fonde, bou­tons de manchette, il a un air d’espion tout droit sor­ti d’un film hol­ly­woo­d­i­en. Alexan­dre Loukachenko le con­sid­ère comme un enne­mi per­son­nel. Lors de leur dernier échange, le chef d’É­tat l’a men­acé de l’étrangler de ses pro­pres mains. Pavel Latouchko ne prend plus jamais l’avion, depuis le détourne­ment en 2021 d’un vol Ryanair Athènes-Vil­nius vers Min­sk à bord duquel se trou­vait un jour­nal­iste indépen­dant biélorusse que Loukachenko a fait arrêter à l’atterrissage. Pour veiller à sa sécu­rité per­son­nelle, le gou­verne­ment polon­ais four­nit à Pavel Latouchko une équipe de gardes du corps qui le suit dans ses moin­dres déplace­ments.

« Nos chances de suc­cès pour retourn­er la sit­u­a­tion sont lim­itées par le sou­tien apporté par la Russie à Loukachenko », recon­naît, lucide, Pavel Latouchko. Le réseau de volon­taires sur lequel il s’ap­puie pour lut­ter de l’extérieur se réduit : « Aujourd’hui, la majorité des réfugiés souhaite ren­tr­er. Et ils sont moins nom­breux à vouloir être act­ifs dans la lutte con­tre Loukachenko en 2023 par rap­port à 2020 ».

« A cinq minutes du KGB »

Pavel Sverdlov, lui, restera à Varso­vie. Il est le rédac­teur en chef de Euro­ra­dio, une radio basée à Varso­vie qui émet en direc­tion de la Biélorussie. Il a quit­té le pays en août 2021. « Beau­coup de mes col­lègues sont en prison. J’ai eu beau­coup de chance de ne pas être arrêté », estime-t-il. Classée « extrémiste » pour ses con­tenus cri­tiques à l’égard du pou­voir, Euro­ra­dio ne compte aujourd’hui plus aucun mem­bre en Biélorussie. « Des jour­nal­istes libres à Varso­vie peu­vent faire bien plus que des jour­nal­istes en prison en Biélorussie », veut croire Pavel Sverdlov. Mais com­ment cou­vrir l’actualité d’un pays sans être présent sur place ? Euro­ra­dio est en con­tact étroit avec les habi­tants qui lui envoient des pho­tos et des vidéos de ce qu’il se passe. « Des per­son­nes qui vivent près des aéro­ports et des bases mil­i­taires nous ont infor­més des troupes russ­es sta­tion­nées », explique Pavel Sverdlov. Jamais aucun de ces con­tribu­teurs n’a encore été arrêté par les autorités. Mais deux experts — Yahor Lebi­adok et Natalia Duli­na — qui avaient don­né des inter­views sur la chaîne Youtube de Euro­ra­dio, ont été arrêtés. Le pre­mier a été con­damné à 5 ans de prison et la sec­onde attend encore son procès.

Pavel Sverdlov, rédac­teur en chef de Euro­ra­dio. ©Polska/Nicolas Guar­i­nos

Dans la salle de rédac­tion, Emma*, 33 ans, finit de rédi­ger son arti­cle sur la fer­me­ture par Varso­vie du poste fron­tière de Bobrown­i­ki, entre la Pologne et la Biélorussie. Assis à côté d’elle, Jauhien*, 31 ans, écrit, lui, un arti­cle dont il préfère taire le sujet. Il tra­vail­lait aupar­a­vant en Biélorussie pour un média con­trôlé par le Krem­lin. C’est en cou­vrant la répres­sion en 2020 qu’il a décidé de pren­dre une autre direc­tion. En octo­bre 2020, il a rejoint Euro­ra­dio. Mais il ne se sen­tait plus en sécu­rité à Min­sk : « Nos locaux étaient à cinq min­utes de ceux du KGB », se rap­pelle-t-il. Der­rière Jauhien, est accroché au mur le dra­peau de la dis­si­dence, blanc-rouge-blanc avec en son cen­tre le Paho­nia, sym­bole ren­voy­ant à l’histoire pré-sovié­tique de la Biélorussie. 

Pour relay­er ses pro­grammes en Biélorussie, Euro­ra­dio peut compter sur qua­tre trans­met­teurs radio, situés en Litu­anie, en Pologne et en Ukraine. « Pour l’instant, les Russ­es ne l’ont pas détru­it », se réjouit Pavel Sverdlov. Le site Inter­net d’Euroradio est évidem­ment blo­qué par Min­sk, « mais beau­coup de gens en Biélorussie et en Russie utilisent un VPN », explique Pavel Sverdlov. 

Dans la salle de rédac­tion, les jour­nal­istes de Euro­ra­dio ont affiché le Paho­nia, sym­bole de la dis­si­dence biélorusse. ©Polska/Nicolas Guar­i­nos

La peur de rentrer au pays

S’il sait que le retour n’est pas pour tout de suite, Pavel Sverdlov s’autorise un léger espoir : « Le régime de Loukachenko est fort. Sa destruc­tion pren­dra de nom­breuses années. Mais la vic­toire de l’Ukraine peut accélér­er le proces­sus. »

Dans le petit apparte­ment, le tour­nage s’interrompt soudaine­ment. La pat­te du blaireau s’est déchirée, il faut la recoudre. En atten­dant, direc­tion la cui­sine. Réu­nis autour de la table, ils évo­quent les sou­venirs du pays per­du. « Les forêts et les lacs en été, ça me manque beau­coup », se livre Oksana, tout en éta­lant du fro­mage sur son pain. En Pologne, tous ont trou­vé du tra­vail. Oksana est compt­able. « J’aimerais beau­coup retourn­er un jour en Biélorussie. Mais mes deux enfants ont déjà passé plus d’un an à l’école en Pologne et s’y sont habitués. Et j’ai déjà moi-même de nou­veaux amis », admet-elle.

Le retour au pays est sujet de cauchemars pour Yulia. « Au début je suis heureuse de retrou­ver ma mère et puis soudain je réalise que je n’ai pas effacé mon compte Telegram, ma chaîne Youtube, mon his­torique Google, etc. » Pour revoir Min­sk, elle atten­dra.