Elles font du rock, de l’électronique, de l’Indie folk. En groupe ou solo, à Varsovie, la musique alternative est pour ces femmes un espace d’expression et de liberté, une « bulle », dans un milieu encore marqué par le patriarcat.
Un coup de rose à lèvres. Deux coups de mascara. Dans la petite loge aux odeurs de bois humide, trois jeunes femmes s’activent frénétiquement. Plus que quelques minutes avant d’entrer sur scène. Pour le groupe de rock alternatif féminin Rosa Vertov, c’est une première, ici, au Planétarium du Centre des Sciences Copernic de Varsovie qui jouxte la Vistule.
Sous une lumière légèrement jaunâtre, un petit morceau de papier concentre les regards des musiciennes. Accords des instruments et paroles des chansons s’y mélangent dans une écriture bleue, par peur d’oublier. « C’est pas très professionnel, je sais », sourit Kasia Dziąg, en redressant sa frange brune. Simple jean et tee-shirt noir, elle est la bassiste du groupe. Cheveux blonds et bouclés ramassés dans une pince, Zosia Jakubowska espère, elle, que les baguettes de la batterie ne se prendront pas dans les manches évasées de son chemisier noir. Reste un instrument, la guitare, jouée par Julia Szostek. Une frange blonde et de grands yeux bleus étirés d’un trait d’eyeliner noir, elle arbore un air sérieux en relisant le petit bout de papier.
Soudain, tel un échauffement, une voix s’élance. Les deux autres suivent à l’unisson. Les mains tapent les cuisses, les têtes se balancent au rythme des paroles polonaises, les éclats de rires fusent.
Les trois amies se connaissent depuis le lycée. « C’est à ce moment qu’on a voulu créer un groupe, car on est vraiment fan des Beatles », s’enthousiasme Julia Szostek. Née en 2012, c’est en 2015 que la bande se baptise Rosa Vertov. Elles font du « dreamy rock (rock rêveur) » : un style caractérisé par des chants murmurés et des sons méditatifs. « Lorsqu’on écoute ce genre de musique, on a le sentiment d’être dans un espace vide », précise Julia Szostek. Entre elles, leur style est défini par un mot : Wrzosowiscore. « En polonais, Wrzosowisko est le mot qui décrit un champ de bruyères, nous on a rajouté le core pour hardore », complète-t-elle.
Dans la salle de spectacle, le brouhaha du public commence à gronder. Il est l’heure. La porte s’ouvre, les filles se faufilent dans le noir l’une après l’autre. Un silence lourd se dépose dans la pièce l’espace d’un instant. Puis, elles s’élancent sous les applaudissements.
Caractérisée par son dôme, la salle circulaire du planétarium donne le sentiment d’être immergé dans une énorme bulle. Sur le plafond qui englobe la moitié de l’espace, des planètes baignent dans la voie lactée, au milieu des constellations et des étoiles filantes. Le concert de Rosa Vertov est le premier d’un tout nouveau cycle appelé Supernova. Il a été initié par Aldona Nawroska et une de ses amies. « Habituellement, nous faisons de la musique classique, mais nous avons décidé d’ouvrir un cycle de musique alternative avec un concert de jeunes artistes tous les vendredis », explique la directrice de l’université de Chopin.
Opposée à la musique mainstream, la musique alternative est à l’image du planétarium : « On est dans une bulle, reconnaît Julia, lorsque l’on doit en sortir, c’est très dur. »
Dépasser l’autocensure
Le pull noir couvrant son cou fait ressortir le roux cuivré de ses cheveux. Attablée au fond du Relaks café, dans l’arrondissement de Mokotów, à Varsovie, Oliwia Kulikowska énumère les possibilités d’évolution de sa carrière. « Il y en a trois. Soit ma carrière grossit avec le temps et je parviens à en vivre. Soit mon audience grandit mais très lentement et je dois garder un job à côté, sans jamais pouvoir réaliser pleinement mon potentiel. Soit, troisième option, je deviens tellement frustrée que j’arrête de faire de la musique pour les autres. » Originaire de Białystok, dans le nord-est de la Pologne, l’étudiante en histoire de l’art a commencé la musique à 18 ans. Aujourd’hui, à 24 ans, elle enregistre ses chansons et se produit toute seule sur les plateformes comme Spotify, et sur les réseaux sociaux, sous son nom d’artiste Kalliope.
Sur la coque de son téléphone, en dessous de deux timbres, un autocollant noir de forme ronde porte l’inscription « GRRRLS TO THE FRONT » dans une police agressive, imitant un cri du cœur. Girls to the front, c’est le nom du collectif qui lui a permis de se lancer dans la musique. En 2017, une des fondatrices, Ola Kamińska, repère ses chansons sur un groupe de filles sur Facebook. « Elle m’a alors contactée pour me proposer de faire un concert. J’étais super stressée », se remémore-t-elle. Ses yeux bleus balayent la pièce avant de se poser sur la table. « J’ai toujours voulu faire de la musique, mais je ne savais pas par où commencer, à qui il faut parler, je ne connaissais personne dans le milieu. Désormais, les gens me reconnaissent et me contactent pour jouer, car la plateforme est assez populaire ici à Varsovie. » La jeune artiste au visage fin et à la voix frêle le regrette : « Il y a un tas de personnes vraiment talentueuses, très sensibles, mais leur art n’est pas vu car elles n’osent pas se montrer. »
« Ici, tout le monde est un peu artiste »
Agata Wnuk, 28 ans, est l’autre fondatrice du collectif. Sa voix est assurée, mais ses longs doigts ne peuvent s’empêcher de torsader ses cheveux auburn. « J’ai rencontré Ola il y a dix ans. Elle était déjà DJ, elle jouait dans un collectif avec des amis et cherchait quelqu’un pour travailler avec elle. Je lui ai dit “hey, je peux jouer”, je ne savais pas jouer », éclate-t-elle de rire. Après un an, elles ont commencé à inviter des groupes féminins pour faire des concerts. « Il y avait un vrai manque de groupes dirigés par des femmes. C’est là qu’on s’est dit “c’est une mission pour nous”. » Une grande partie des concerts sont organisés dans un petit café de Varsovie, au Młodsza Siostra. C’est un lieu un peu caché, derrière un petit grillage vert. Sur la devanture, un S majuscule traversé par une onde sonore. Derrière deux grandes portes en bois grinçantes, un espace chaleureux bouillonnant de créativité. « Ici, tout le monde est un peu artiste », confie Suzanna Sieminska, capuche noire sur la tête. Serveuse depuis mars 2022 dans le café, elle aussi fait de la musique : « de l’électronique ».
Derrière la salle au parquet abîmé, comme un passage secret, une autre salle s’ouvre par une étrange porte ronde coulissante, qui, fermée, se fond dans le mur blanc. « Voici la scène ! », lance Agata en montrant d’un grand geste l’espace aux murs vert bouteille et aux collages noirs et blancs. « Elle est au même niveau que le public », ce qui rend l’endroit très intimiste. « Aujourd’hui, lorsque j’organise les concerts ici, on me demande si je suis sûre que ça sera assez grand », s’exclame-t-elle. Et à raison, « on a commencé avec deux groupes, maintenant on a entre 80 et 100 groupes et DJ qui participent à nos évènements. »
Pour beaucoup de ces jeunes artistes, la musique est aussi un moyen de s’émanciper d’une famille conservatrice. C’était le cas d’Agata. Lancée dans des études de big data et de statistique, elle a décidé de tout abandonner pour devenir DJ et professeure de yoga. « Ma famille est extrêmement catholique, et en Pologne spécialement, le yoga est vu comme quelque chose de maléfique, contre l’Église. Ils ont déjà eu du mal à accepter que je suis athée donc là avec le yoga c’était vraiment compliqué ! », confie-t-elle. Dans le trio du groupe Rosa Vertov, on a carrément l’impression de venir d’une autre planète. Julia en témoigne : « Quand je parle à ma mère de la musique alternative, elle ne comprend pas dans quel langage je parle. » Pour la fondatrice de Girls to the front, ce décalage entre les générations « est beaucoup plus visible en Pologne car c’était un pays communiste jusqu’aux années 1990. La génération de nos parents n’a par conséquent pas beaucoup d’informations par rapport aux générations plus jeunes ».
De la musique à la politique
Ce manque d’éducation, Maja Luxenberg, 35 ans, tente de le combattre grâce à la musique. Une fougère tatouée sur le coude gauche et un piercing au nez, elle a joué dans les rues pendant les manifestations de 2020 contre la loi anti-avortement. Sa reprise de Bella Ciao devenu Body torture a été érigée en hymne des manifestations. « Un jeudi / le tribunal polonais / a voulu s’emparer de mon corps, votre corps, corps, corps, corps ! », a‑t-elle chanté, filmée par une amie. « En une nuit, la vidéo est devenue virale, je ne m’y attendais pas du tout », s’amuse-t-elle. L’ancienne actrice professionnelle a aussi chanté Presidentka (présidente), une chanson subversive inspirée par le poème de l’Américaine Zoe Leonard, dont les paroles imaginent « une gouine pour président », ou encore « un pédé pour premier ministre ».
Avec un petit accordéon, typique des musiques de rue, la brune aux cheveux bouclés utilise le folklore polonais pour passer des messages politiques. En se produisant dans les rues, l’artiste va chercher le public où il se trouve. « Les gens qui ne sont pas dans la bulle de la musique alternative viennent car ils entendent de belles mélodies, très nostalgiques, ils commencent à écouter, puis ils entendent le texte. C’est aussi un prétexte pour parler avec eux sur ces sujets. » Ce besoin d’éduquer les gens, la musicienne le tient de son ancien travail d’éducatrice au théâtre national de Cracovie.
Oliwia, Julia, Kasia, Zosia, Maja. Parmi toutes ces artistes, aucune n’a l’ambition d’une grande carrière, ni d’atteindre la célébrité. Mais Agata l’affirme, « être visible ici, c’est déjà un acte politique ».