La région de la forêt de Bialowezia était réputée pour sa qualité de vie, son calme et sa nature. Aujourd’hui, les camions des gardes-frontières patrouillent dans les villages à la recherche des migrants pendant que quelques habitants leur viennent en aide.
À Bialowieza, les maisons en bois multicolores typiques de l’Est sauvage polonais sont recouvertes de la rosée matinale. Au centre de la petite ville de 3 000 habitants, les chaises de la balançoire d’une coquette aire de jeu remuent lentement, poussées par le vent hivernal. À quelques mètres du repaire pour enfants, la poussiéreuse base militaire de la ville s’éveille. Il est à peine 8 heures, le calme de la paisible bourgade de la frontière polono-biélorusse se rompt brutalement. Les véhicules blindés sortent du camp, passent devant les maisons et s’engagent à toute vitesse sur les routes forestières boueuses de la Poldasie.
Autrefois accueillante, Bialowezia est connue pour sa proximité avec la dernière forêt primaire d’Europe, sa biodiversité et son tourisme. Depuis août 2021, des migrants provenant d’Afrique et du Moyen-Orient tentent de traverser la frontière polonaise depuis la Biélorussie pour rejoindre l’Europe. Poussés par le dictateur biélorusse Alexandre Loukachenko dans le but de faire pression sur l’Union européenne, cette arrivée a transformé ces campagnes frontalières sans histoires en zones de tensions. En novembre 2021, Mateusz Morawiecki, le premier ministre polonais, avait estimé être confronté à une guerre « hybride où les migrants étaient utilisés comme des armes ». Désormais, à l’extrémité de chaque route forestière des villages ruraux de la Poldasie se trouve un soldat en tenue de combat, mitraillette à la main longeant un mur en fer de 180 kilomètres de longs et de cinq mètres de haut, surmonté de fil barbelés.
Arrivé à Werstok, un hameau de 50 habitants, un véhicule militaire polonais kaki dépasse une imposante maison en bois clair à la lisière de la forêt. Kamil Syller a fait construire ce cottage familial à cinq kilomètres de la frontière en 2015, lorsqu’il a souhaité abandonner sa vie citadine varsovienne pour la nature sauvage de la Poldasie. Six ans plus tard, il tourne un regard épuisé vers cette forêt qu’il affectionnait tant. « Quand je m’y promène, il y a toujours une pensée parasite dans ma tête qui me dit que je pourrais tomber sur un cadavre », raconte l’ancien avocat. Le 6 février, le Polonais a été alerté sur un groupe Facebook de locaux venant en aide aux réfugiés, de la disparition d’une jeune femme éthiopienne. Persuadé qu’il pouvait encore la sauver, il a passé ses journées à arpenter la forêt pour la trouver. Mais le 12 février, l’un de ses amis lui a envoyé une vidéo de la jeune femme morte de froid à proximité d’Hajówka, une ville située à une vingtaine de kilomètres de sa résidence.
« Si l’on aide les réfugiés, nous sommes des ennemis »
Le jour, la nuit, Kamil voit les hommes en uniformes militaires, les blindés armés et même les hélicoptères passer devant les fenêtres de sa maison. « À partir du moment où l’on aide les réfugiés, nous sommes considérés comme des ennemis », bouillonne ce père de famille de trois enfants. Au début de la crise, sa femme Marysia et sa fille Adela, âgée à l’époque de 15 ans, apportaient de la nourriture et des vêtements chauds à un groupe de réfugiés dans la forêt de Bialowezia, à quelques kilomètres de leurs résidences. Des gardes-frontières, le visage dissimulé par des masques au motif de squelettes, ont pointé le canon de leur arme contre la tempe de la mère, raconte Kamil. Le quarantenaire ne compte plus le nombre de fois où il s’est retrouvé menacé par les autorités polonaises. « Au début, j’étais terrifiée à l’idée de finir en prison pour avoir accueilli des réfugiés chez moi », confie à demi-mot le Polonais. « Souvent, ils viennent la nuit avec leurs pick-ups, ils encerclent les maisons et ils allument les phares pour nous rappeler qu’ils nous surveillent », ajoute-t-il.
Des enfants « confrontés à la cruauté du monde »
Affalée dans un fauteuil, Krystyna, la dernière du couple Syller, écoute attentivement le témoignage de sa famille. La fillette de 9 ans aux grands yeux bleus se souvient de cette journée où ses parents ont dû lui expliquer qu’elle ne devait surtout pas raconter à l’école qu’ils hébergeaient des migrants. « Quand elle nous a demandé pourquoi, nous lui avons dit que si elle parlait, des gens pourraient en mourir. » Selon son père, cette lourde responsabilité a poussé l’enfant aux cheveux dorés à grandir bien plus vite que ses deux aînées. « Elle est plus forte que ses sœurs qui ont grandi en ville. Face à la police, elle sait garder la tête froide », assure Kamil.
Comme Krystyna, les enfants de Marianna (le nom a été modifié) ont vu leur quotidien bouleversé par la crise migratoire. En 2017, cette mère de deux enfants fait construire une petite ferme en bois à une dizaine de kilomètres seulement de la frontière. Arbres à perte de vue, bisons à proximité… l’ancienne Varsovienne a toujours voulu élever sa famille dans la dernière forêt primaire d’Europe. Mais, selon la quarantenaire, la réalité à laquelle elle se confronte aujourd’hui est loin de son rêve d’enfant. « Mon fils de 11 ans est confronté à la cruauté du monde dans sa propre maison. C’est comme si on vivait un cauchemar éveillé », s’agace la femme de 38 ans au visage enfantin. « Un jour, un garde-frontière m’a menacée en me disant qu’il connaissait l’endroit où ma fille va à la maternelle », s’inquiète la Polonaise. Aujourd’hui, la mère de famille cherche à quitter la Poldasie.
« En guerre » jusque dans l’hôpital
Dans la rue menant à l’hôpital d’Hajówka, Kasia Poskrobko, travailleuse humanitaire, explique avoir l’impression « d’être en guerre ». Avant de pousser les imposantes portes de l’aile orthopédique, cette femme de 44 ans compte sur ses doigts chaque véhicule militaire qui passe. Elle en compte dix. Dans l’ascenseur, la frontalière triture ses mains, s’appuie sur une jambe puis l’autre. Un homme du Yémen et trois Syriens attendent son assistance médicale. L’un d’entre eux s’est cassé une jambe à cause de la hauteur du mur. Ils ont tous les mains écorchées par les barbelés. Lorsque les portes s’ouvrent, Kasia tombe nez à nez avec trois colosses armés, en treillis militaires, le regard menaçant. Depuis le début de la crise, chaque réfugié pénétrant l’hôpital est surveillé par un garde-frontière. Lorsqu’ils sont en capacité d’être déplacés, certains migrants intègrent les centres de détention fermés de la Pologne, d’autres sont renvoyés en Biélorussie. La travailleuse humanitaire finit par dépasser les trois gardes-frontières sans un mot et s’empresse de se diriger vers la chambre de ses patients. « Ils verrouillent parfois l’accès des chambres des réfugiés. Ils ne supportent pas de me voir leur venir en aide », chuchote-t-elle une fois hors de leur portée.
Des destins bouleversés
Au début de la crise migratoire, Kasia Poskrobko venait de quitter son travail et était sur le point de développer une entreprise avec mon mari. « Lorsque les premiers réfugiés sont arrivés, je me suis rendue chaque jour à l’hôpital pour apporter un soutien aux blessés », raconte l’ancienne employée de bureau dont le projet n’a jamais vu le jour. Aujourd’hui, elle souhaite s’engager en politique. « C’est le seul moyen d’avoir un vrai impact », précise-t-elle.
Comme Kasia, Marianna avait également souhaité changer de vie en faisant construire sa petite ferme en bois. À l’époque, elle était loin de se douter que sa chambre d’amis se transformerait en pharmacie. Efferalgan, couvertures de survies, seringues… des meubles à tiroir, pleins à craquer de médicaments, remplissent sa maison. « Quand une femme a fait une fausse couche devant moi, j’ai réalisé qu’il était primordial que je développe des compétences médicales », assure la frontalière. Désormais, elle partage sa vie entre le secours de réfugiés autour de chez elle et son école d’infirmière.
La crainte de la délation
Dans le petit hameau d’une dizaine d’habitants où vit Marianna, perdu au milieu de routes forestières cabossées de la Poldasie, l’entraide entre voisins est primordiale. Mais depuis la crise migratoire, les habitants qui aident les réfugiés à la frontière ne savent plus en qui ils peuvent avoir confiance. « Avant, je passais beaucoup de temps avec une voisine âgée. Nous nous aidions régulièrement. Aujourd’hui, elle est contre les réfugiés et je sais qu’elle n’hésitera pas à dénoncer nos activités aux gardes-frontières », assure Marianna. Quand l’une de ses amies lui rend visite, la Polonaise se précipite dans son jardin pour fermer son grand portail en bois avant que les habitants de son village ne remarquent la présence de cette voiture méconnue. « Il m’est arrivé de surprendre des voisins en train de prendre en photo mon jardin pour l’envoyer aux autorités », s’agace la mère de famille. Son invitée, également engagée dans l’aide humanitaire à la frontière, acquiesce et raconte : « Ma fille m’a déjà demandé si on pouvait construire une chambre secrète afin de cacher les réfugiés. »
« Quand je m’aventure dans la forêt, je suis terrifiée »
À quelques mètres en contrebas de la base militaire de Bialowezia, un chemin parsemé de feuilles mortes s’enfonce dans la forêt. Joanna Pawluśkiewicz y promène son chien d’un pas prudent. Lorsque la crise migratoire a commencé, l’humoriste et scénariste s’est engagée « naturellement » dans l’aide humanitaire. Un an et demi plus tard, ses grands yeux bleus aux cernes creusés ne supportent plus « d’être témoins des agressions terribles du gouvernement ». Prise de terreur nocturne, ses nuits sont remplies de cauchemars où l’armée polonaise écrase la tête de ses proches et tue sa famille. Comme d’autres locaux engagés, elle est atteinte de trouble de stress post-traumatique qui l’empêche de continuer ses activités humanitaires. « J’ai toujours l’impression d’être surveillée par les gardes-frontières. Quand je m’aventure dans la forêt, je suis terrifiée », confie-t-elle, la voix tremblante. Varsovienne d’origine, elle s’était installée dans la petite bourgade en 2017 pour se ressourcer. Aujourd’hui, Joanna se réfugie régulièrement dans la capitale polonaise pour retrouver un semblant de paix.