Arrivés en Pologne à l’été 2021, au plus fort de la crise migratoire orchestrée par le président biélorusse Alexandre Loukachenko, Nazar et Ali, deux exilés irakiens, tentent de se construire un avenir après un passage dans les centres de détention fermés du pays.
Le sourire aux lèvres, Nazar Ibrahim coupe méticuleusement son gâteau au chocolat dédicacé. « Je ne veux pas couper mon prénom » , rit-il. Dans ce salon d’un appartement du centre de Wrocław, le jeune Irakien fête ses 26 ans. Des blagues, des rires et des anecdotes ponctuent ce qui s’apparente à un dîner de famille des plus banals. Autour de la table, des activistes et connaissances. Nazar souffle sa bougie. La vraie raison de son sourire, c’est la fin de 18 mois passés enfermé dans le centre de détention pour étrangers de Przemyśl, à la frontière ukrainienne. C’est sa première soirée de liberté.
Contrairement à lui, près de 1 000 personnes sont toujours retenues dans les six centres de détention que compte le pays, passage obligé pour ceux qui tentent d’entrer en Union européenne depuis la Biélorussie. A l’été 2021, le président biélorusse Alexandre Loukachenko a offert des visas à tous les Irakiens et les Syriens qui le souhaitaient. Des centaines de personnes se sont retrouvées lâchées dans la dernière forêt primaire d’Europe, indésirables des deux côtés de la frontière. Certains y ont passé plusieurs semaines.
Nazar en fait partie. Lui qui rêvait de quitter son pays natal a vu là l’occasion de s’offrir un autre avenir. Chez lui, la guerre avait laissé place à la misère. Et surtout, sa sexualité était mal vue. Mais ça, il n’en parle pas. Il faut creuser pour qu’il finisse par oser aborder ce qu’il appelle son « orientation » . Assis en tailleur sur le lit qu’il occupe chez Karolina Mazurek, une activiste qui considère le jeune homme « comme [son] fils » , dans une petite chambre au tapis décoré de motifs enfantins, ses mains se crispent. « Je suis bisexuel, en quelque sorte » dit-il timidement. Toutes ces raisons l’ont poussé à quitter l’Irak. « J’ai fui une première fois en Grèce par la mer, depuis la Turquie, mais le bateau a craqué. » Les secours refusant d’intervenir, le groupe avec lequel il voyage a rebroussé chemin à la nage. « Arrivé en Turquie, j’ai dit que j’étais syrien, car les Syriens ne sont pas renvoyés », avoue-t-il. Devant les garde-côtes, il a caché son passeport irakien dans sa chaussure. Il a fini par se faire prendre, et renvoyer au pays. Alors, en 2021, quand il entend qu’on peut passer par la Biélorussie, il saute sur l’occasion. Il atterrit à Minsk le 08 août, rêvant de l’eldorado européen. Dans la forêt, la désillusion commence. Il passe cinq jours dans le no man’s land entre la Pologne et la Biélorussie, à être repoussé à chaque frontière. « C’était comme du football, on était un ballon qui allait de droite à gauche ».
« Quand on ne se levait pas, les gardes venaient nous taper avec leurs matraques »
Une fois la frontière franchie, le périple continue. Les étrangers arrivés illégalement sur le territoire polonais sont enfermés dans des « centres de détention », pendant une durée pouvant aller jusqu’à 18 mois. Vivement critiqués par les ONG, ces centres offrent des conditions de vie misérables aux arrivants. Les détenus décrivent tous des situations similaires. 15 à 24 personnes dans une même chambre — un espace de 2 mètres carrés par personne en moyenne selon Amnesty international — un manque d’intimité, du bruit incessant, un accès aux sanitaires restreint. La pression des gardes aussi. « Quand on ne se levait pas pour le petit déjeuner, ils venaient nous taper avec leurs matraques », se souvient Nazar. « Et parfois, pour nous intimider, ils mettaient le bazar dans nos chambres, ils renversaient tout : les lits, nos affaires, juste comme ça » Dans ces centres, les détenus sont appelés par des numéros. Nazar a appris le sien, 181, en polonais.
Alors, tous avaient un objectif : sortir à tout prix. Le 7 février, Nazar a écrit une lettre aux autorités polonaises. « J’ai fui mon pays pour la violence que j’y subissais. Je suis venu en Europe en espérant avoir une vie d’être humain, mais je souffre encore. […] Pour cette raison je tiens à vous informer que je commence une grève de la faim.» Sur les réseaux sociaux de Gruppa Granica, un collectif humanitaire indépendant, il justifie sa décision: « je n’ai qu’un objectif : sortir de ce camp, vivant ou mort ». Il perd neuf kilos en dix jours. Une visite médicale lui est alors imposée. « On m’a dit que si je ne mangeais pas, j’irais à l’isolement.» Le jeune homme, qui a développé des troubles psychologiques pendant son séjour, craque. Le soir même, il dîne. « J’avais besoin de manger pour ressentir que j’étais encore un humain ». Son état de santé fait l’objet d’un avis médical poussant les autorités à sa libération dès le lendemain. « C’est incroyable, je remercie Dieu. Je n’y croyais plus », s’exclame-t-il les larmes aux yeux, en apprenant la nouvelle.
L’incertitude
Que faire maintenant ? Depuis sa chambre chez Karolina, à trois heures de Varsovie, où ses affaires tiennent dans un sac de courses, Nazar rêve de l’Allemagne. Il s’interroge : « Qu’est-ce que je vais faire en Pologne ? Déjà qu’ils n’aiment pas les Irakiens, alors les gens comme moi…» s’inquiète-t-il, le regard fuyant, en faisant référence à sa bisexualité. La question de l’avenir, tous se la posent. « La grande majorité des exilés partent en Allemagne, ou parfois ailleurs en Europe. Souvent ils y ont de la famille ou des connaissances,» explique Christian Kobluk, juriste en charge des questions migratoires au bureau parlementaire du parti les Verts. « Ceux qui n’ont aucune famille en Europe restent ici : leur seul objectif est d’être en sécurité, peu importe le pays. Mais vu comment la Pologne les traite, vouloir rester est un choix difficile. », ajoute-il.
C’est pourtant le choix qu’a fait Ali Saleh (le nom a été modifié). Pour discuter avec lui, il faut d’abord briser une glace bien épaisse. Le jeune homme de 25 ans a le visage fermé. Ses yeux brillants contrastent avec son teint mate et sa barbe fournie. A la vue de Nazar, il sourit. Les deux Irakiens se sont rencontrés pendant leur séjour au centre de détention de Przemyśl. Certes moins bavard que son acolyte, sa présence le rassure. Ils dînent ensemble, chez Karolina. Une écurie à la campagne, près de Ostrów Wielkopolski. Alors que la tablée rit aux blagues de Nazar, particulièrement joyeux, Ali mange silencieusement son assiette de riz au poulet. « Eh ! Tu dois rester avec nous, arrête de partir dans ta tête» lui enjoint Karolina. Ali sourit timidement, comme pour essayer de la rassurer. Voilà 28 jours qu’il est sorti du camp. « Il y a trois phases quand on en sort : d’abord l’euphorie, la joie; c’est la phase où est actuellement Nazar, explique Maria Książek, psychiatre, puis une phase plus calme, de repos. Et enfin, une phase de stress, où on commence à penser à la suite : on se demande ‘qu’est-ce qu’il va se passer maintenant ? ».
Ali est dans cette dernière phase. Depuis sa sortie du camp, il est hébergé ici. Il y apprécie le calme, la nature et les chevaux. Ce n’est que quelques jours plus tard qu’il accepte de se confier, par message. Il est originaire Bassora, proche de la frontière iranienne, ville dans laquelle « la moitié de la population adhère à des partis politiques loyaux au pouvoir iranien ». Problème : il souffre d’une addiction à l’alcool, ce qui l’a déjà conduit à un séjour en prison. Mais avec les partis de Bassora, c’est encore pire qu’avec le gouvernement irakien. « J’ai été dénoncé à un groupe d’islamistes. Ils ont tué mon frère et menacé ma famille, ce qui m’a poussé à fuir». Aujourd’hui, il estime avoir trop souffert pour se risquer une nouvelle fois à l’exil. « Je veux rester en Pologne, je me sens bien ici. Mais je suis exclu de tout. Je ne peux même pas aller visiter quelqu’un à l’hôpital ou travailler.»
Nazar et Ali n’ont pas la trentaine. A l’arrière d’une voiture, ils parlent d’histoires de leur âge. Nazar s’est embrouillé avec Sara, une Irakienne qu’il a rencontrée à la frontière biélorusse, et avec qui il entretient une relation à distance. Ali, lui, écoute sa chanson préférée en haut-parleur sur son smartphone. « Liberté » , de Soolking. « Dans mon dernier centre, un Algérien me l’a fait écouter. Les Africains chantaient ça pendant les repas » . Au fur et à mesure que les champs défilent à travers la vitre de l’automobile, les paroles du chanteur francophone raisonnent : « la liberté, ça ne nous fait pas peur » .