Les façades des immeubles qui s’effritent sont devenues le terrain de jeu des artistes. À coup de bombes de peintures, Praga, quartier longtemps considéré comme le plus dangereux de la ville, reprend des couleurs.
Manteau gris sur le dos, sacoche noire autour du cou et marqueur argenté à la main, Oliver, 12 ans, s’approche d’un mur en béton couvert de graffitis. Au centre d’un cœur bleu pastel, il inscrit deux initiales : « Ici il y a le O de Oliver, pointe-t-il avec son doigt, et là c’est le Z de Zosia ». Sa petite copine ne l’a pas accompagné taguer les murs de cet ancien dépôt de tramway, mais Oliver n’est pas venu seul. Les rires de ses amis Igor et Piątek résonnent dans la pièce d’à côté. Eux aussi s’amusent avec des marqueurs multicolores tout en buvant une tisane. Cette salle, contrairement aux cinq autres du local, n’est pas chauffée. Le thermomètre affiche à peine quatre degrés.
Tous les jeudis en fin d’après-midi, l’association Stacja Praga, qui occupe ce hangar désaffecté, organise des ateliers créatifs pour les habitants du quartier. Bombes de peintures, feutres et stickers sont mis gratuitement à leur disposition. Une seule règle : laisser libre cours à son imagination.
Oliver, Igor et Piątek résident à Praga. Ils ont l’habitude de participer aux ateliers l’association. ©Polska/Alizée Calvo
Dans la pièce principale, une planche en bois repose en équilibre sur trois barils bleu électrique. Derrière ce bar improvisé, Piotruś Wąsowski, l’initiateur du projet, accueille les résidents. Il s’agit pour la plupart de jeunes d’une trentaine d’années mais aussi de personnes âgées qui font le détour lors de la promenade de leur chien. Certains sont venus avec leur matériel, d’autres empruntent des chevalets et se lancent dans leur création sur un fond de musique jazz.
Une bière à la main et un sweat noir sur les épaules, le jeune homme de 28 ans, diplômé de la célèbre école des hautes études commerciales de Varsovie se réjouit. Il a investi son argent personnel dans la vie de l’association. S’il n’en tire aucun bénéfice financier, il se sent riche des relations « sincères » qu’il a pu tisser avec les habitants. « Il y a un an, il n’y avait rien dans ce garage, mais grâce aux graffitis cet endroit s’est métamorphosé, explique-t-il en montrant des photos du lieu vide sur son téléphone, je pense que le quartier entier peut aussi se transformer grâce au street art. »
Un quartier au « passé criminel »
Il suffit de mettre un pied hors de l’ancien dépôt de tramway pour comprendre que Praga est aux antipodes de la rive gauche de la capitale polonaise. Immeubles délabrés, bouteilles qui jonchent le sol, ruelles sombres ou encore groupes de jeunes qui font exploser des pétards : le quartier enregistre le plus grand nombre de signalement en matière d’insécurité (13,7%), après celui de Śródmieście dans le centre-ville.
Épargné par les bombardements de la Seconde Guerre mondiale, Praga n’a quasiment pas été rénové. La conséquence ? Des bâtiments qui tombent en ruine et des loyers à bas coûts occupés par des familles précaires et des artistes qui peuvent librement taguer les murs décrépits. Selon le bureau des statistiques de Varsovie, en 2021, le taux de chômage à Praga s’élevait à 13,1%, il s’agit du plus élevé de la capitale.
Piotruś Wąsowski, de l’association Stacja Praga a grandi sur la rive gauche de Varsovie mais connaît bien le quartier. Enfant, il y jouait avec ses amis. Depuis trois ans, il observe une transformation : « Le quartier était connu pour son passé criminel. Les gens craignaient de s’y rendre à cause des vols à l’arrachée, de la présence des dealers, se souvient-il. Depuis que les artistes se sont installés ici, les rues deviennent plus colorées, ils redonnent vie à des immeubles en mauvais état ».
Dans les rues de Praga, les façades délabrées côtoient les œuvres des street artistes. ©Polska/Alizée Calvo
Les habitants « gardiens » du street art
Une heure après le début de l’atelier créatif, Dorota Cieślik, alias Miss Dorys, pousse la porte du hangar. Un bonnet vert fluo sur la tête, la street artiste de 39 ans salue les dizaines de personnes présentes. Originaire d’un village à 100 km de Varsovie, cela fait treize ans qu’elle a posé ses valises à Praga. Miss Dorys, ou du moins Zylak, la petite créature rose qu’elle dessine sur les murs du quartier, est devenue un symbole.
« Un jour, lors d’un atelier artistique, les enfants de Praga ont inventé ce personnage et m’ont demandé de le peindre dans les rues, raconte-t-elle en montrant certains de ses tableaux accrochés dans le hangar, Zylak a rapidement été apprécié par les habitants qui en sont devenus les gardiens. Ils lui ont même inventé une histoire : il serait le cerveau du quartier et réparerait les éraflures des immeubles délabrés ».
La street artiste se prépare une tasse de thé vert avant de s’asseoir dans un fauteuil de la pièce principale. Comme Piotruś Wąsowski, elle est persuadée que le street art accompagne « positivement » la transformation du quartier, et qu’il offre une perspective d’avenir, notamment pour les jeunes. « La plupart d’entre eux ne sont pas surveillés, ils passent leur temps à voler, à faire du vandalisme, à fumer des cigarettes, à boire de l’alcool, à prendre de la drogue, puis à en vendre, explique-t-elle en regardant les garçons qui s’amusent un peu plus loin, le street art a ce côté transgressif qui leur plaît et qui évite qu’ils se retrouvent à faire des bêtises dans la rue ».
Ksawery 10 ans est assis dans un coin de la pièce. Dissimulé sous sa capuche bleue, il joue avec un paquet d’allumettes. Il a l’habitude de venir dans les locaux de l’association. « Je me sens moi-même ici, explique-t-il en souriant à Miss Dorys, j’aime beaucoup les personnes qui sont dans cet endroit, je les considère comme mes amis. Quand je peins ça m’aide à me calmer ». Chez lui, c’est un « tout autre monde, poursuit la street artiste, ses parents crient sûrement l’un sur l’autre et jurent beaucoup. Ici, on essaye de leur montrer comment résoudre les conflits sans être agressif ».
« Se développer sans perdre son âme artistique et son authenticité »
Pendant que les trois garçons continuent de dessiner sur les murs du hangar, Davia Slobodianick, 24 ans et Tati Sapronova 26 ans entrent dans la pièce. Piotruś Wąsowski vient de recouvrir un ancien baril à l’aide de bombes de couleurs bleues et vertes. Marqueurs à la main, les deux femmes commencent à tracer des lignes de couleur abstraites sur la peinture fraîche.
Ces deux artistes ont quitté la rive gauche de la Vistule pour s’installer à Praga il y a quelques mois. « Au départ, je ne voulais pas vivre ici, admet Tati Sapronova cheveux mi-longs et manteau de fourrure sur les épaules, j’avais une mauvaise image de Praga en tête mais aujourd’hui je trouve que c’est devenu un quartier tendance avec des petits cafés, des bars et même des expositions. J’adore cette ambiance, notamment avec les fresques sur les murs ».
Davia Slobodianick, cheveux relevés en chignon, partage son avis : « Ici, tout le monde peut faire des graffitis alors que de l’autre côté de la ville l’art est juste enfermé dans des galeries, explique-t-elle, mais il faut quand même rester prudent, Praga change mais à quelques rues d’ici cela reste dangereux la nuit. »
Au-delà des artistes, le bouillonnement de Praga attire aussi les investisseurs. En 2021, toujours selon le bureau des statistiques de Varsovie, plus de la moitié des investissements en logements neufs ont été réalisés dans quatre quartiers, dont Praga (13,1%). Impossible de louper les grues ni le vacarme des tractopelles à quelques blocs du dépôt.
Un engouement qui inquiète Piotruś Wąsowski : « En deux ans, j’ai vu beaucoup de nouveaux bâtiments, des restaurants chics et chers ouvrir. Praga devient très attractif mais on en oublie parfois les personnes qui vivent ici, déplore-t-il, les anciens habitants du quartier n’ont pas les moyens de se rendre dans ces endroits ». Avis partagé par Michal, ingénieur créatif de 35 ans, lunettes rétro sur le nez et bonnet noir sur la tête. En décapsulant sa bouteille de bière il ajoute d’un ton monotone : « Il y a un contraste entre l’entrée de Praga et le reste du quartier ». Des immeubles neufs en briques rouges imitent le style industriel des bâtiments en ruines quelques rues plus loin. L’association de Piotruś Wąsowski est autorisée à occuper l’ancien dépôt de tramway jusqu’en juin 2023 mais le jeune homme sait qu’il risque de devoir chercher de nouveaux locaux. Le terrain qu’il loue pourrait, lui aussi, intéresser les investisseurs.
Lorsqu’elle entend parler de ces nouvelles constructions qui fleurissent, Miss Dorys s’agace. Car qui dit nouveaux bâtiments, dit impossibilité pour elle de les taguer sans risquer une amende. « Les artistes ont apporté une culture alternative, ils ont créé des lieux et des événements sympas. Puis les investisseurs sont arrivés et ont fait la même chose, mais en plus cher, souffle-t-elle, le plus gros défi de Praga est d’arriver à se développer sans perdre son âme artistique et son authenticité ».
Un défi que Stacja Praga souhaite relever. D’ici à juin, Piotruś Wąsowski proposera à la mairie un projet collaboratif autour de l’héritage culturel de Praga. Le but ? « Changer son image, redynamiser le quartier, le rénover mais surtout, conclut-il, éviter de le gentrifier ».